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DE L’USAGE ABUSIF DU MOT « BIENVEILLANCE »
PUBLIÉ LE 25-02-2019
DERNIÈRE MODIFICATION LE 05-03-2019
DE L’USAGE ABUSIF DU MOT « BIENVEILLANCE »
DANS L’ÉDUCATION NATIONALE
Par Eugénie DE ZUTTER, secrétaire académique du SNALC de Reims
Article publié dans la Quinzaine universitaire n°1426
En effet, qui n’a jamais assisté à un conseil de classe au cours duquel les professeurs sont sommés d’être bienveillants avec leurs élèves ? Qui n’a jamais vu en commission éducative les collègues rappelés à l’ordre sur la nécessité d’être bienveillant ? Qui n’a jamais entendu les inspecteurs et autres pédagogues ayant le vent en poupe répéter que la bienveillance est au coeur du métier d’enseignant ? Ainsi martelé, ce mot est présenté comme la baguette magique pour résoudre tous les maux de notre système scolaire.
Qu’est-ce donc que la « bienveillance » ? Il s’agit, selon le Larousse, d’une « disposition d’esprit inclinant à la compréhension et à l’indulgence envers autrui ». Mais, dans l’Éducation nationale, on nous la présente comme une attitude consistant à tout accepter des élèves, à ne plus rien oser exiger d’eux. En conséquence, cette injonction à la bienveillance pousse des collègues à adopter d’étranges habitudes : en cas de mauvaises moyennes, ils se sentent obligés de se justifier devant leurs chefs d’établissement ; d’autres s’imposent de refaire les mêmes devoirs à leur classe afin remonter la moyenne (se punissant finalement eux-mêmes car ils corrigeront deux fois le même travail) ; certains vont même jusqu’à donner le sujet de l’évaluation la veille afin d’éviter une catastrophe.
Tout cela démontre que les professeurs en viennent à se sentir responsables, peut-être même coupables, des difficultés scolaires de leurs élèves. Votre moyenne de classe est mauvaise ? Certains élèves n’arrivent pas à surmonter leurs difficultés ? Vos évaluations sont jugées trop difficiles par les élèves (voire par les parents d’élèves) ? C’est votre faute : vous n’êtes pas assez bienveillant ! Des professeurs ont même déjà vu leurs mauvaises moyennes pointées du doigt en conseil de classe ou en entretien privé avec la direction parce qu’elles ne cadraient pas avec des objectifs.
Jamais ne sont évoquées les diverses raisons (auxquelles de nombreux collègues pensent tout bas sans oser les exprimer tout haut) pouvant expliquer des résultats si médiocres : le manque de travail des élèves (alors que les copies blanches sont devenues monnaie courante, parfois dès la 6e) ; l’absence de rigueur dans la réalisation des exercices donnés comme en attestent les quantités de travaux rendus brouillons et bâclés, même chez des Troisièmes et des Terminales ; le peu d’intérêt de certains élèves pour les conseils prodigués par leurs professeurs. Et il y en a tant d’autres… Au lieu de prendre à bras le corps les vrais problèmes de notre système scolaire, l’intelligentsia préfère se tourner vers sa cible favorite : les professeurs. L’échec scolaire en France est forcément dû à leur manque de bienveillance.
Mais que devrait donc signifier la bienveillance dans un contexte scolaire ? Pour le SNALC, la réponse est sans ambiguïté possible : la bienveillance exprime avant tout une idée d’exigence. Le professeur exigeant poussera inlassablement ses élèves à donner le meilleur d’eux-mêmes. Il saura leur montrer que c’est par le travail rigoureux et par l’effort constant qu’ils progresseront. Surtout, il les aidera à se frotter aux difficultés et leur donnera les armes pour les surmonter. Bref, il les fera vraiment travailler et grandir, sans leur mentir. Rien à voir donc avec l’indulgence molle ou la bienveillance naïve auxquelles nous sommes subrepticement formatés par les grands théoriciens de l’Éducation nationale. À écouter ces derniers, un professeur exigeant serait nécessairement un tortionnaire… Ils n’ont donc rien compris !
Il est urgent de redonner ses lettres de noblesse à la vraie bienveillance, qui est l’essence même de notre métier. Peut-être faudrait-il commencer par en rappeler le sens véritable aux personnes qui l’utilisent abusivement.
Antoine Desjardins publie une tribune au ton pamphlétaire pour exposer sa détestation de la «bienveillance» comme concept pédagogiste. Appliquée à l'éducation, celle-ci n'est selon lui rien moins qu'une «machine à abaisser».
Antoine Desjardins est professeur de Lettres, coauteur du livre Sauver les lettres: des professeurs accusent (éd. Textuel). Membre du Comité Orwell, présidé par Natacha Polony, il est aussi Président d'honneur du collectif Condorcet. Il soutient l'appel pour le rétablissement des horaires de français.
«Quand, plus tard, j'ai eu l'occasion de rencontrer au cours de la vie des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.»
Proust, Du côté de chez Swann
Ne dites plus «élève», dites un «stagnant-là».
J'ai vingt-cinq stagnant-là, dit le pourvoyeur réformiste de fausse bienveillance, et je les encourage à demeurer ce qu'ils sont car je ne veux pas les forcer à rien qui puisse les détourner de stagner: je suis bienveillant.
Cette bienveillance est devenue un fléau. Une machine à abaisser et rabaisser. Elle est l'autre nom de la lâcheté et de la capitulation en rase campagne des adultes éducateurs ou enseignants.
Le mot est (était) beau, la chose ou l'acte qu'on a laissés se développer dessous, infâme. Cette bienveillance est un abandon, un mépris, comme on en vit jamais paraître de semblable dans l'histoire de l'École.
Sans aucune vertu de chaleur humaniste authentique, aucune véritable ferveur de sympathie, nullement généreuse, cette bienveillance, froide et dormitive, est un poison, une ruse technocratique et une lâcheté.
Celui qui «bien veille» sur autrui et singulièrement le Maître qui bien veille sur son disciple, lui parle le langage de la Vérité. Sans être mauvais ni nocif, ce langage peut être rude et bourru: sous des espèces abruptes, impérieuses ou même rébarbatives, chacun sait que le bourru peut-être celui qui est bienfaisant.
Mieux vaut l'énergie de la vérité sincère, qui bouscule la paresse et l'égoïsme, et qu'on insuffle, coûte que coûte, sans la moindre complaisance et le moindre pathos, que cette bienveillance dévoyée.
À l'école il n'y a de bons maîtres qu'enragés à faire progresser.
La bienveillance est l'autre nom de la lâcheté et de la capitulation en rase campagne des adultes éducateurs ou enseignants.
Cette rage ne s'accommode pas toujours de tendresse lénifiante. Tout le monde connaît le couple Annie Sullivan et Helen Keller (1), maître et élève, sauveteur et sauvée, libératrice et libérée: Annie Sullivan, malvoyante depuis sa naissance, a fait ses études à l'institut Perkins, dirigée par Mr Anagnos qui l'a toujours soutenue et aidée. Orpheline, jeune fille solitaire mais avec un fort caractère, son handicap est soigné après de multiples opérations mais surtout parce qu'elle persuade son entourage qu'il faut qu'on lui lise des livres et qu'on l'enseigne. (2)
Après qu'elle a recouvré la vue, elle peut voler de ses propres ailes. Quand on lui propose de devenir la préceptrice d'Helen Keller, sourde, muette et aveugle, elle se jette à corps perdu dans ce combat, alors qu'Helen est cloîtrée en elle. À force d'acharnement, de discipline stricte, de rustrerie, même, parfois, Annie parviendra, au bout de cinq ans, à faire que la petite fille capricieuse devienne une jeune fille agréable et curieuse de tout.
Annie est parvenue à désincarcérer Helen de force, comme elle avait réussi pour elle-même étant petite (entourée de frères malades mentaux) après avoir découvert... une bibliothèque.
Le couple Helen Keller et Annie Sullivan est devenu mythique.
Échapper à la fatalité, crever le plafond bas du déterminisme, de tous les déterminismes, y compris physiologiques parfois, requiert de l'énergie, de la foi, de l'obstination, de l'assiduité.
Il n'y a de sciences que de l'universel, disait Aristote, mais les sciences de l'homme ne devraient tendre qu'à une science du singulier et du particulier, car chaque homme est unique et peut échapper aux déterminations. Il y a quelque chose, en l'homme, qui s'appelle la conscience et la liberté et qui fait qu'il n'est pas une chose, contrairement à ce que pensent les gestionnaires pédagogistes.
Messieurs, on ne traite pas le vivant comme l'inerte: le rôle de la vie, disait Bergson, est d'introduire de l'indétermination dans la matière. Ce devrait être aussi le rôle de la pédagogie «non bienveillante» puisque le mot est irrémédiablement souillé par ces bureaucrates.
La bienveillance, cette confiture morticole, dégoulina comme jamais sous le règne imbécile et criminel de Belkacem et fit en l'espace de quelques années des dégâts terribles.
Les stagnant-là, alourdis et encombrés de cette mélasse devinrent encore mieux inertes, corps graves assignés à résidence physique et métaphysique: l'élève se vit dépouillé des prérogatives du Sujet et tomba encore, puisqu'il est toujours possible de tomber.
La plupart des syndicats enseignants, traîtres, laxistes, corporatistes, démagogues, soi-disant progressistes, ne s'alarmèrent jamais qu'on vendît du boniment et qu'on encourageât les élèves à la pente, qu'on leur tût la vérité à laquelle ils avaient droit.
Ils ne comprirent et ne comprennent toujours pas qu'il n'y a pas d'essor sans effort. Matérialistes réducteurs et obtus, ne concevant plus rien que dans la mort et l'immobilité, ils n'envisagèrent jamais la dimension verticale: le moral des troupes enfantines.
Riez, si vous croyez que le moral et l'esprit ne sont rien et que la matière est tout! Vous aurez l'époque avec vous! L'Esprit procède certes de cette matière et en est l'émanation mais il ne coïncide pas strictement avec elle: il déborde sans cesse, c'est sa vocation.
La joie et la création perdirent du terrain. Le triomphe de soi par soi-même devint une chimère. Le management remplaça la ferveur.
On déclara le Miracle interdit alors que le Miracle est le quotidien de l'homme qui avance et de la conscience qui gagne du terrain.
Cette bienveillance fut l'autre nom d'un avalement par le gouffre, doublé d'une passion atroce de la médiocrité, une reddition à la technocratie, avec prime à l'ankylose et au marasme.
Stagnant-là, ne vous sauvez d'aucune boue qui vous assujettisse! Coïncidez avec votre poids, roulez! tombez! C'est le destin de tous les corps! Vous ne jaillirez jamais hors de vous-même, sachez-le.
Contraints à ne jamais cultiver aucune déception de soi, les stagnant-là furent méthodiquement coupés dans leurs élans naissants.
Cette bienveillance fut l'autre nom d'un avalement par le gouffre, doublé d'une passion atroce de la médiocrité.
Dans l'actualité récente qui a vu des jeunes hurler leur haine de la société, casser des vitrines, qui a vu circuler des images de murs de facultés souillés, tagués et jusqu'à des monuments aux morts ignominieusement couverts d'inscriptions (à l'ENS Ulm) ; qui a vu passer des tracts bâclés, confus, emplis de fautes de français et d'orthographe, j'entends aussi (comme mon ami philosophe René Chiche) le cri déchirant d'une génération qu'on a privée parfois de culture authentique, d'accès à la grammaire et à l'ordre symbolique, de perspectives exaltantes de maîtrise du logos. Qu'on a abandonnée à la tyrannie «ego-grégaire» de la pulsion et qui ressent obscurément qu'elle a été flouée de quelque chose de primordial, d'un passage de témoin.
Le désir de l'homme, avant que la loi ne l'organise, est «sans objet». Il requiert que des objets lui soient désignés par un autre que lui, c'est-à-dire par le désir de l'Autre. C'est de l'Autre que viendra la loi qui organise les significations, qui dit ce qui est permis et ce qui ne l'est pas. Encore faut-il que cet Autre ne transige pas sur sa volonté de faire passer. «L'école est une chance d'être responsable de ce que l'on y reçoit» à condition d'y recevoir effectivement quelque chose.
Je hais la bienveillance.
(1) «Sourde, muette, aveugle: histoire de ma vie» Helen Keller trad. de l'anglais par A. Huzard , 2001
(2) Sur Annie Sullivan «Perhaps her hard childhood was the cause of her rage, but it was that same anger that drove her to succeed in ways that no one could imagine. When she discovered that the poor house had a small library, she persuaded people to read to her. It was there she learned that there were schools for the blind. Her desire to be properly educated was so strong that when a group of inspectors came to the facility to inspect its conditions, she boldly approached one of them and declared she wanted to go to school. That moment changed her life.»
jeudi 7 mars 2019
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