Hebron 1929 raconté par le reporter Albert Londres
Hébron est en Judée, c’est-à-dire dans les pierres. Dix-huit mille Arabes, mille Juifs, mille vieux Juifs non tous âgés, mais tous vieux : Juifs de l’autre temps, papillotes et caftans !
On est dans Hébron. Rien de plus oriental à offrir au voyageur. Des rues pour drames cinématographiques. Très bien ! Mais tout cela est arabe. Où est le ghetto ? Vous regardez et ne le voyez pas. On vous a dit cependant qu’il était ici, dans ce bazar couvert, entre ce carrefour et cette basse mosquée. Pas de ghetto ! Aucun Juif !
Vous retournez aux renseignements. Alors, on vous donne un guide. Le guide vous ramène dans le bazar couvert et vous arrête entre l’échoppe d’un marchand de babouches et un vendeur d’agneaux écorchés. Là, dans le mur, un trou : c’est une porte, la porte du ghetto.
Vous la franchissez courbé en deux ; vous vous redressez, et alors, si jusqu’ici vous n’aviez rien vu, vous voyez maintenant quelque chose. Il ne suffit pas de voir, il faut croire aussi. Ce qui s’offre aux regards est incroyable. Ce ghetto est une montagne de maisons, une vraie montagne avec ses crêtes, ses cols, ses ravins, une petite montagne mal fichue, hargneuse, sans un centimètre carré de terre : toute couverte de maisons, toute ! Pour atteindre le rez-de-chaussée de la deuxième bicoque, il faut passer par le toit de la première. Du toit de la seconde, vous voici de plain-pied dans la troisième. Ainsi pour chacune. Où sont les rues ? Au fait, où sont-elles ? Pas de rues ! Pourtant, je marche et je ne marche pas toujours sur les toits ! Non ! Mais je grimpe des escaliers, j’emprunte un couloir, je me perds dans des labyrinthes. Croyant déboucher sur une place, je me trouve dans une chambre à coucher. Un Juif de grande taille, étendu sur le seuil de sa maison, aurait la tête chez lui, les pieds chez le voisin… un voisin à qui il voudrait du mal, un bras ailleurs et l’autre dans la synagogue ! Trois synagogues communiquant entre elles couronnent le fol État. Le soleil n’a rien de plus extravagant à chauffer sur toute la surface de la terre !
Là vivent mille Hébreux.
Non de ceux qui déployèrent le drapeau au mur des Lamentations ; non mille gaillards de Tel-Aviv ; non plus ces colons durs et décidés de la plaine de Jesraël. Mille Hébreux qui n’étaient point venus en Palestine dans un bateau, mais dans un berceau, mille Juifs éternels. Une famille, une seule, était arrivée récemment de Lithuanie pour vivre en sainteté et non en conquérante sur la terre des ancêtres. Tragique famille !
Amis des Arabes ? Presque. En tous cas, point ennemis. Se connaissant tous, même par leurs noms, se saluant depuis dix ans, depuis toujours. L’Hébron juif était célèbre, non par ses sentiments nationaux, mais par son école talmudique.
Or les Arabes n’attaquèrent pas Tel-Aviv, mais Hébron… mais Safed. Je n’ignore pas que Ragheb bey El Nashashibi, franc comme l’épée, s’excuse en disant : « À la guerre comme à la guerre. On ne tue pas ce qu’on veut, mais ce qu’on trouve. La prochaine fois, tous y passeront, jeunes comme vieux. » Nous faisons expressément remarquer à Ragheb bey que nous ne le mettons pas au défi de tenir sa parole. Il en serait fort capable. Mais l’avenir, aujourd’hui, n’est pas notre affaire.
Le 23 août, le jour du grand mufti, deux étudiants talmudistes sont égorgés. Ils ne faisaient pas de discours politiques, ils cherchaient le Sinaï du regard, dans l’espoir d’y découvrir l’ombre de Dieu !
Le lendemain, dès le matin, des Arabes marquent leur inquiétude sur le sort des Juifs. Tous les Arabes ne font pas partie des fanatiques. La virginité d’esprit n’est heureusement pas générale en terre d’Islam.
– Sauvez-vous ! disent-ils aux Juifs.
Quelques-uns offrent aux futures victimes l’hospitalité de leur toit. L’un d’eux, même, ami d’un rabbin, marche toute la nuit et vient se planter devant la maison de son protégé. Il en défend l’entrée aux fous de sa race.
Lisez.
Une cinquantaine de Juifs et de Juives s’étaient réfugiés, hors du ghetto, à la Banque anglo-palestinienne, dirigée par l’un des leurs, le fils du rabbin Slonin. Ils étaient dans une pièce. Les Arabes, les soldats du grand mufti, ne tardèrent pas à les renifler. C’était le samedi 24, à neuf heures du matin. Ayant fait sauter la porte de la banque… Mais voici en deux mots : ils coupèrent des mains, ils coupèrent des doigts, ils maintinrent des têtes au-dessus d’un réchaud, ils pratiquèrent l’énucléation des yeux. Un rabbin, immobile, recommandait à Dieu ses Juifs : on le scalpa. On emporta la cervelle. Sur les genoux de Mme Sokolov, on assit tour à tour six étudiants de la Yeschiba et, elle vivante, on les égorgea. On mutila les hommes. Les filles de treize ans, les mères et les grand-mères, on les bouscula dans le sang et on les viola en chœur.
Mme X… est à l’hôpital de Jérusalem. On a tué son mari à ses pieds, puis saigné son enfant dans ses bras. « Toi, tu resteras vivante… » lui répétaient ces hommes du vingtième siècle !
Aujourd’hui, elle regardait par la fenêtre, d’un regard fixe et sans larme !
Le rabbin Slonin, si noir, si Vélasquez, est là aussi. Il parle :
– Ils ont tué mes deux fils, ma femme, mon beau-père, ma belle-mère.
Ce rabbin dit cela naturellement, d’une voix de greffier lisant un rapport.
Mais il va pleurer :
– En 1492, ajoute-t-il, les Juifs chassés d’Espagne avaient apporté un rouleau de la Loi à Hébron, un saint rouleau, une divine thora. Les Arabes ont brûlé ma thora.
Et le rabbin Slonin essuie deux larmes sur ses joues d’acier bruni.
Vingt-trois cadavres dans la pièce de la banque. Le sang recouvre encore le carrelage comme d’une gelée assez épaisse.
La religion de Mahomet
Défend son droit par l’épée.
Et vous n’avez nulle idée de la grâce, de la jeunesse, de la douceur, du charme et du teint clair du grand mufti…