L'insouciance et l'effroi
Editorial de Claude Imbert dans le Point du 14 juin...
Sur des millions de Français, la révélation, par la grande crise, de l'état pathétique de notre Nation est tombée comme un de ces bilans cliniques qui, tout à trac, découvrent une "maladie grave". L'homme de la rue savait la
France
patraque, il ne la savait pas rongée par le déficit, minée par la
déchéance. Et le branle-bas des vérités ajoute au ressentiment
populaire. Il nourrit cette abstention électorale de dimanche, la plus
sévère de la Ve République. Comme les grenouilles de la fable, le bon
peuple déblatère les soliveaux qui le laissèrent péricliter "peinard".
En France, seul le désastre déchaîne les vérités captives.
En réalité, nos soliveaux politiques de gauche ou de droite, ni pires
ni meilleurs que leurs électeurs, se laissent, depuis trente ans,
glisser dans le déficit et le déclassement national avec ce mélange
d'optimisme factice et d'évitements opportuns qui prépare, chez nous,
les "étranges défaites". "Insouciance habituelle, effroi passager !"
(1). "À ce rythme, disait de Gaulle désabusé, va l'histoire de
France..."
Pour oser le vrai diagnostic, il eût fallu dénoncer
l'enlisement insidieux de la Nation dans ce socialisme archaïque du
modèle français, celui d'une assistance déréglée de l'État
payée par l'emprunt. Aucun grand parti ne s'y risqua. Ni la gauche, qui
croyait encore à ses chimères, ni la droite, dont le réformisme,
velléitaire chez Chirac, ne fut pas chez Sarkozy à la hauteur d'un enjeu
si colossal. De bout en bout, le mot même de rigueur fut, en France,
banni. Et l'introuvable diagnostic n'aura fréquenté ni l'élection
présidentielle ni les actuelles législatives, où l'on pelote le
subalterne sans toucher à l'essentiel.
Ineffable, donc, ou inaudible à l'intérieur, le diagnostic pourtant rôde en
Europe
et dans le monde. Il assène cette évidence : la France rame à
contre-courant dans la compétition mondiale. En Europe, à contre-courant
des pays qui se portent mieux qu'elle. À contre-courant même du
socialisme européen, qui, sauf chez nous, réforme ses fondations.
Partout, il se "schröderise" et taille dans les dépenses publiques.
Observer autrui pour s'enseigner soi-même, la méthode date du
néolithique. On admettra qu'elle se soit de nos jours raffinée. Et
d'abord dans l'art du commerce et de l'entreprise. Les tests de qualité
comparative prolifèrent dans ce que le management anglo-saxon appelle le
benchmarking. Son systématisme n'a pas investi nos politiques
européennes. On y résiste pour de bonnes et de mauvaises raisons.
Les bonnes raisons tiennent à la spécificité historique,
démographique, culturelle de chaque pays : le génie de chaque peuple
interdit de transposer chez l'un ce qui réussit à l'autre. Les Grecs ne
sont pas des Allemands. Et, chez nous, la prétention d'invoquer les
modèles de la
Suède ou du
Danemark
reste comique, tant leur disposition culturelle au consensus, leur
participation syndicale, leur faible addiction à la triche fiscale et
sociale contrastent avec nos pétaudières latines. Il est, en outre,
évident que les disparités de méthode limitent, ici ou là, la valeur des
comparaisons.
Il en est pourtant de pertinentes. Se cramponner à la retraite à 60
ans quand toute l'Europe se met aux 65 ou 67, aligner parmi nos pairs le
record de la dépense publique par rapport à la richesse nationale et le
record fiscal qui l'assure, décrocher le record mondial du budget
social : autant de données comparatives qui, depuis longtemps, devraient
percer l'édredon officiel.
Cette semaine, encore, un classement nous place au 29e rang de la
compétitivité. Il explique que les parts de marché de la France, dans
les échanges internationaux, aient tellement chuté. Seule la
Grèce
a fait pire. On découvre - grande découverte ! - que le coût du travail
a progressé, entre 1999 et 2007, de 2,3 % en France... et reculé de
10,8 % en
Allemagne.
Il a fallu vingt ans pour que la France "découvre" que son enseignement
ne monte pas mais décline. En vérité, des enquêtes nationales le
disaient aussi, mais cachées sous nos moquettes officielles.
On a raison de se méfier des comparaisons bancales. Mais le triste
butoir où nous sommes acculés plébiscite plutôt les indicateurs contre
l'"optimisme scélérat" de l'omerta publique. Que la France vive depuis
trente ans au-dessus de ses moyens, quelques cassandres le criaient dans
le désert. La panade, soudain, l'enseigne à tous.
À l'heure critique où nous sommes, les comparaisons
éloquentes, les alarmes venues de partout devraient s'évader des
journaux élitaires, gagner les grands médias populaires. Et, chez les
politiques, baliser, en chiffres de feu, notre proche avenir. Pour
quitter l'insouciance sans sombrer dans l'effroi. Pour conjurer la
hantise de ce déclin historique que de Gaulle, à la fin de sa vie,
ressassait à ses intimes : la "portugalisation de la France".
Par Claude Imbert
1. Benjamin Constant.