"Le règne de l'envie
Par
Chantal Delsol
Par
Chantal Delsol
C'est un vice d'aujourd'hui mais plutôt de toujours, la différence étant qu'aujourd'hui on ne considère plus cela comme un vice : l'envie. Les réactions actuelles devant l'exil fiscal ressortent à cette éternelle question de l'envie.
Dans les dix commandements, l'envie se trouve en ligne de mire : tu ne convoiteras ni la maison, ni la femme, ni aucun bien de ton prochain. L'envie apparaît comme l'un des tout premiers vices, avec l'orgueil, ce roi des vices. Dans l'histoire originelle de notre culture, l'Ancien Testament, les crimes et meurtres inauguraux sont imputables à l'envie. Laquelle a été décrite et analysée avec talent chez les modernes comme Nietzsche et Scheler, sous le nom de ressentiment. Mais n'a peut-être jamais été aussi bien comprise que par Basile de Césarée, dans l'une de ses homélies. Pourquoi, demande-t-il, est-ce une maladie terrible ? Parce qu'on ne peut la déclarer. L'envieux est malade à crever, mais si on lui demande ce qui ne va pas, jamais il n'oserait dire : « Le bonheur de mon ami m'afflige ; je m'attriste de la joie de mon frère ; je ne puis souffrir le spectacle de la prospérité d'autrui ; la bonne fortune de mon prochain fait mon infortune. » Que l'envie ne soit pour ainsi dire pas avouable (et nous le constatons tous les jours) la donne bien pour un vice grave, puisque cela signifie qu'il faudrait trop de cynisme pour le légitimer.
Cependant les modernes ont inventé ce qu'il faut pour transformer l'envie en vertu : l'idéologie égalitaire. Celle-ci se déploie dans le communisme et le socialisme, mais pas seulement : en France, dans le républicanisme qui, tout récemment, s'est substitué au socialisme en échec.
L'exil fiscal n'a rien de bien patriote. Accepte-t-on le château sans les dettes ? La culture (et surtout la culture française, l'histoire française) est un château magnifique sans lequel nous ne serions rien. Mais celui qui réussit doit porter comme une lourde dette la mentalité de nos compatriotes, si souvent aigris, pleurnichards et victimaires, qui, comme disait mon ami Georges-Henri Soutou, n'ont jamais digéré que la France manque en 1947 l'occasion de devenir une démocratie populaireŠ Et pourquoi ? parce que les Français ont la passion de l'égalité comme peut-être aucun autre peuple. L'envie les accompagne en permanence. Ils détestent les riches par principe. Et l'exil fiscal fait sortir de ses gonds même un premier ministre apparemment courtois : on ne peut qu'injurier le riche, quand on est français. C'est pourquoi, avant même de regarder les exilés fiscaux, on est saisi de dégoût devant la convoitise et le ressentiment qui s'étalent en première page devant la fortune de Depardieu et autres.
Le socialisme, sous tous ses aspects multiformes, transforme la justice en égalité, rendant ainsi l'envie vertueuse, puisque le plus chanceux que soi devient instantanément un méchant et le regard sur lui, une indignation devant le mal, donc un acte moral. Le désir d'égalité commence par les revendications les plus élémentaires et les plus légitimes : celles de l'égalité des conditions - et l'on va s'attacher à procurer à tous les mêmes chances de s'élever et de réussir. À ce stade, ce n'est pas du socialisme encore, seulement du christianisme, si l'on veut. Le socialisme commence plus loin : quand on commence à penser que ce ne sont pas les chances qu'il faut égaliser, mais les résultats ; ou pour reprendre l'expression de l'économiste Léon Walras, non pas seulement les conditions, mais les positions. Les deux aspects diffèrent entièrement. Avec le socialisme, on se prend à vouloir égaliser aussi tout ce qui ressort au mérite, au travail, à la persévérance. Ce qui signifie ceci : toute inégalité est injuste et aucune n'est légitime. C'est le règne universel de l'envie ; chacun convoite et soupire après tous les biens de l'autre, quelle que soit la manière dont les biens sont acquis. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Puisqu'il faut égaliser les chances au départ et aussi les résultats du travail à l'arrivée, allons au bout : toute différence, biologique, de nature, de destin, devient injuste. Le mot discrimination, qui signifie une différenciation injuste, en vient à traduire toute différenciation, parce que toute différence devient injuste. La Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde) manifestait le caractère caricatural et aberrant de cette idéologie toute républicaine. Il est injuste que les homosexuels ne puissent pas avoir d'enfants ensemble, et injuste qu'une per sonne handicapée ne puisse accéder à toutes les capacités d'un bien portant. Alors l'envie se multiplie mais change encore de visage : on voudrait posséder ce que l'autre possède, certes, mais plus encore, on voudrait être l'autre C'est là tout le malheur condensé, et c'est pourquoi nos compatriotes sont malheureux.
La perpétuelle et exponentielle revendication d'égalité ronge l'esprit français. La pire conséquence de l'envie, à mon sens, est que l'envieux ne sait pas admirer. Il ne peut admirer une belle réussite, il ne peut admirer une oeuvre éclatante. L'estime de soi ne provient jamais du dénigrement, mais de la capacité de s'inspirer. L'envie nous racornit et nous réduit - nous ne grandissons que d'admiration."
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