mercredi 27 mars 2019

La rouille, marque subtile du communisme


"Sous le verre d'une vitrine, deux documents administratifs superposés, tous deux ouverts en page centrale. Le livret de droite placé au premier plan a tous les attributs du passeport soviétique: en filigrane, le papier de bonne qualité arbore fort ostensiblement étoile, faucille et marteau. Quelques caractères cyrilliques, un numéro, c'est propre, net, neuf, sans doute un tantinet trop pour être honnête. Au second plan, l'autre pièce est très différente. Matière tellement rugueuse qu'on la croirait abrasée, courtes phrases balte et soviétique de mauvaise impression, papier jauni. Pourquoi a-t-on ainsi apparié la dissemblance de ces sauf-conduits? Justement pour mettre en relief une de leurs différences: à droite, les agrafes sont nickel tandis qu'à gauche, la rouille les a rongées en souillant au passage le support de médiocre qualité. Que signifie cette mise en scène au cœur d'une exposition helvète?
Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, alors que la guerre froide étend son voile noir sur l'Europe, l'Office of Policy Coordination américain puis la CIA mettent en place un programme clandestin destiné à endiguer les ambitions soviétiques, lequel programme comporte un volet paramilitaire. But: instrumentaliser les mouvements de résistance anticommunistes sévissant alors sur le territoire de l'URSS ainsi que dans les pays satellites. La méthode consiste à "recruter un nombre limité de réfugiés, à les entraîner pour en faire des agents puis à les insérer clandestinement sur le sol de leur terre natale respective en leur donnant pour mission de dénicher tout élément de résistance embryonnaire qui pourrait exister" (opération Rollback). 
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Entre 1949 et 1954, 85 volontaires rejoignent ainsi les terres de leurs ancêtres le plus souvent en périphérie de l'Union soviétique; ils sont pour la plupart discrètement parachutés depuis des appareils de transport C-47 ou C-54, le premier vol transfrontalier clandestin remontant au 5 septembre 1949. Le taux d'échec atteint cependant des niveaux inusités: 75% voire carrément 100%! Pourquoi un tel désastre? Parmi les nombreuses raisons avancées plusieurs décennies après, celle-ci: lorsqu'ils étaient contrôlés par des services de contre-espionnage soviétique aux abois, les agents exhibaient des documents administratifs munis d'agrafes immaculées et étaient de ce seul fait immédiatement arrêtés. Car "les papiers réalisés par services techniques de la CIA étaient presque parfaits, mais utilisaient des agrafes en acier inox, alors que les agrafes utilisées en URSS étaient en fer et s'oxydaient presque immédiatement. Il suffisait d'ouvrir le livret militaire à la page centrale pour découvrir l'espion!" Pendant la Seconde Guerre mondiale, les services secrets nazis avaient fait la même erreur. Rien de plus normal donc, à ce que la CIA ait suivi: "les papiers d'identité sont à la base du système soviétique de contrôle des citoyens. Chaque personne doit être en permanence munie d'une carte d'identité, ou passeport interne, lequel est valable pour cinq ans et varie d'une République soviétique à l'autre. Les autres documents nécessaires sont un livret de travail, où sont énumérés tous les emplois passés et actuels, chacun étant contresigné par le chef du personnel de l'usine, un livret militaire et, le cas échéant, un livret du Parti ou un livret d'identité d'officier"; or, "notre principal stock de passeports internes pour les diverses Républiques soviétiques provenait des archives allemandes capturées et ils étaient tous de fabrication allemande. La CIA n'apprit qu'en 1951 le procédé par lequel sont imprimés les passeports soviétiques" précise Harry Rositzke, un ancien de la CIA."
Contre-espionnage. Du bon usage de la rouille soviétique. Jean-Jacques Cécile. Revue des deux mondes. Avril 2016.

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