dimanche 8 octobre 2017
Philippe Muray dans une ère où les pouvoirs veulent iposer le progressisme
« Adresse au petit homme
Écoute, petit homme... Écoute, petit homme de Bien... Petit homme de Bien, horrible petit bonhomme d'aujourd'hui, petit homme de fêtes, de cadeaux, de réjouissances, de conciliations, de loisirs et de commémorations, ce n'est pas toi qui as jamais eu les larmes aux yeux, des larmes de rage, devant les illuminations de Noël...
Écoute, petit homme nul qui te vantes d'être viscéralement anti-con, viscéralement antiraciste, et qui n'es que viscéralement viscéral, c'est-à-dire collabo.
Écoute, petit homme satisfait de toi-même et de ta vertu et de ta civilisation, ce n'est pas toi qui es jamais parti en vacances comme on va à l'abattoir.
Écoute, sale emmerdeur vertueux dont je dois, depuis des années, entendre et lire les sermons.
Salaud redondant qui répètes perpétuellement que Céline fut un salaud pour que personne ne songe à aller voir au fond de tes propres saloperies.
Écoute, sale petit entrepreneur, tu parles assez, tu donnes assez de leçons, tu te mêles assez de ce qui ne te regarde pas, pour que tu daignes écouter, une fois au moins, et sans l'interrompre, quelqu'un qui s'adresse à toi.
Je ne veux pas devenir ton ami, je veux me tenir le plus loin possible de toi et même de ton ombre...Tu te dis le descendant d'un passé terrible et plus tu le dis, plus tu espères rendre les vivants heureux d'y avoir échappé, donc ravis d'habiter le monde ignoble d'à présent. Tu prends un air penché lorsque tu évoques le « déclin des valeurs », mais la valeur esthétique d'une œuvre te passe très au-dessus de la perruque.
Petit homme, petit homme de Bien, petit créatif, petit technicien imaginatif...
Cochon d'Européen, technocrate de Bruxelles, réglemen-teur de Maastricht...
Salopard de touriste... Il n'y a plus rien à voir nulle part sur le globe depuis que tu t'y promènes, car le globe a été récemment refait afin que tu t'y sentes chez toi, partout, où que tu ailles. Et les habitants de tous les pays, peu à peu, se remodèlent à ton image et à ta ressemblance, car tu ne peux supporter que ce qui te ressemble. Ils adoptent ton mode de vie parce que tu ne peux pas en tolérer un autre. Et les villes, grâce à toi et à ta folie, pour la première fois de l'Histoire, ne sont plus définies par leurs maisons ou leurs rues, mais par les zones où tu te donnes le droit de stationner, et celles où tu te réserves le droit de rouler. Se promener sur la face de la terre, c'est se promener dans tes entrailles, dans ton organisme répugnant tapissé de culture ridicule, de musique terrorisante, de pubs conviviales, de poèmes de Rimbaud, de festivals dans les bourgs pourris et de flammes olympiques grotesques promenées d'axes rouges en voies piétonnières.
Tu travailles dans toutes les directions à laver tous les cerveaux; en ce moment, tu t'attaques aux habitants des anciens pays de l'Est, ainsi qu'à ceux de l'Europe du Sud ; mais tu fais aussi des raids sur les Arabes, et tu multiplieras ces raids, car les Arabes, en fait d'image et de ressemblance, sont encore loin du compte.
Tu n'as plus que la liberté à la bouche, mais tu n'arrêtes pas de ressusciter les pires ku-klux-klaneries qui aient jamais existé. Tout le XXe siècle qui vient de se déchaîner et qui se termine en ce moment, a été si effrayant, si sanglant, qu'on ne t'a pas tellement entendu : ce qui se passait ressemblait si bien à tes propres rêves (mais en grand) que ça te terrifiait. Maintenant que les grandes horreurs totalitaires sont terminées, on va te voir à l'œuvre, on va voir de quels néoprocès de Moscou tu es capable, on commence déjà à le voir...
Petit homme, quand tu parles de l'«individu», c'est l'Intérêt Général ou le Bien Commun que tu entends. Ton envie de servitude poussée jusqu'à la rage s'abrite aujourd'hui derrière les irréfutables mots d'ordre du romantisme. Tu peux respirer: le temps qui passe fait disparaître, l'un après l'autre, tous ceux qui se souvenaient encore d'époques lointaines où régnait une certaine liberté, où on pouvait par exemple se déplacer d'un pays à l'autre sans passeport. Tu as créé les passeports au nom de la liberté, comme tu crées aujourd'hui, chaque jour, un impôt nouveau au nom de l'égalité.
Tout espace que tu ne contrôles pas au nom de la liberté t'est insupportable. Ton intention pornographique constante traque la pornographie partout où elle est inoffensive et, faute de l'interdire, la taxe assez lourdement pour la faire disparaître. Tout ce qui se montre, tu le ligotes aussitôt de taxes et de décrets.
Le romantisme des salopards dans ton genre est inattaquable, et tu es toi-même inattaquable. Quand quelque chose te déplaît, quand tu veux te débarrasser de quelque chose, il suffit que tu lui colles le substantif «tabou». Faire tomber les tabous est un de tes sports préférés. Le romantique est quelqu'un qui ne connaît pas de plus douce musique que celle des tabous qui tombent. Qui n'applaudirait à la chute d'un tabou ? Qui n'applaudirait, en somme, automatiquement? Qui ne pousserait des cris de joie en voyant, du même coup, le cercle de famille des droits de l'homme s'agrandir ? Dernièrement, tu as fait choir le tabou de l'irrationalisme au nom du droit de tous au zodiaque et aux constellations. L'horoscope, réservé jadis aux rois et aux empires, est aujourd'hui une conquête sociale, un droit de l'homme inaliénable. Touche pas à mon signe ! Récemment aussi, tu en as ainsi fini avec le tabou de la délation. Comme il s'agissait de saintes causes (la lutte contre l'inceste ou les enfants battus), tout le monde a applaudi. Sur les affiches, tu remerciais d'avance ceux qui se mêleraient, comme tu le disais, de ce qui ne les regarde pas. Tu leur garantissais une parfaite impunité. Tu deviens à toute allure un chasseur de tabous redoutable, petit homme, petit homme!
Toutes tes propagandes vertueuses actuelles, antitabac ici («Fumer c'est pas ma nature»), anti-cul aux USA («Les vrais hommes se passent du porno»), concourent à créer un nouveau type de citoyen bien dévot de l'ordre établi, bien hébété d'admiration pour la société telle qu'elle s'impose, et décidé à ne plus jamais poursuivre d'autres jouissances que celles qu'on lui permet. C'est le héros positif au totalitarisme d'aujourd'hui, le mannequin idéal de la nouvelle tyrannie, le monstre de Frankenstein des Savants Fous de la Bienfaisance, le bonhomme en bois qui ne baise qu'avec sa capote, qui respecte toutes les minorités, qui déteste le travail au noir, qui réprouve la fraude fiscale, qui trouve la pornographie mille fois moins excitante que la tendresse, et s'épouvante comme un vampire devant un crucifix quand il aperçoit un rond de fumée de cigarette à l'horizon.Tu es, petit homme, une vraie salope qu'il sera délassant, un jour, d'enculer, de boxer, de désosser, de découper en rondelles.
Ah! Vite! Vite! Que tes pin's deviennent des clous, petit homme, et qu'on puisse enfin te planter par tes quatre membres au bois de croix de ta langue de bois!
Que les tags, ces lacets indéfiniment anonymes où tu crois discerner un nouvel épanouissement de l'individu, sortent enfin des murs et t'étranglent, petit homme!
Tu es si malheureux, si démuni, si psychologiquement appauvri, que tu prends tous les pseudo-événements spectaculaires pour des lanternes et tous les Marchands de Bien pour des Messies. Je t'ai entendu et je t'entendrai encore mille fois crier : «Rien ne sera plus jamais comme avant!» Après sa première étreinte avec Rodolphe, Emma Bovary se regardait dans la glace et se répétait, fiévreuse : «J'ai un amant! un amant!» Je te vois, sous n'importe quel prétexte, crier : «J'ai un événement ! J'ai un événement ! J'ai une guerre! » Mais ton excitation de quelques jours ou de quelques heures n'est que la conséquence de l'évanouissement de tes derniers espoirs de jouir, petit homme.
Ce que tu es en train de rétablir, en utilisant les immenses moyens techniques dont la tyrannie dispose de nos jours, je sais ce que c'est: c'est un principe de militantisme généralisé. Toute idée, toute notion qui n'appelle pas des militants est automatiquement rejetée. Mieux encore, elle n'est plus identifiable en tant que notion ou idée. Si tu es Américain et homosexuel, tu inventes l'outing, une forme toute neuve et cordicole de délation, un truc ignoble que la plupart trouvent formidable. Tu placardes à tour de bras sur les murs des photos de types connus, des hommes politiques, des stars, des businessmen, des producteurs avec la légende "Absolute queer" (parfait pédé). Tu les fais sortir de force de leur secret, parce que ce secret porte tort, dis-tu, à l'ensemble du groupe. Tu les confesses malgré eux. Plus de vie privée! Plus de vie privée! Et cette ignominie est inattaquable dès lors que tu parviens à faire croire que PLUS DE VIE PRIVÉE signifie "plus d'hypocrisie". Les pit bulls de la Vertu déferlent sur les tabous, en l'occurrence celui de la honte d'avouer. Grâce à toi les minorités ont la rage et personne n'a plus le droit de ne pas être militant.
Ainsi t'ai-je vu également dans la période récente monter à l'assaut du tabou de l'intimité. Ton désir d'esclavage est si grand que tu ne peux plus supporter même les dernières palpitations de vie que tu sens en toi parce que ce sont des irrégularités et bizarreries, des étrangetés. Tu voudrais des effectifs de police renforcés jusqu'aux alentours de l'orthographe. Mais cela n'est encore rien. Tu pratiques aussi l'auto-outing. On te félicite en ce moment d'avoir fait choir le tabou de la vie privée et de la mésentente conjugale des hommes politiques. Petit homme! Petit homme! Petit huguenot courageux! Petit puritain admirable! Encore un tabou de cassé! Réjouissance à Wonderland! Tu ne voulais pas, dis-tu, chercher ton équilibre dans l'hypocrisie. Ta rigueur protestante est en sympathie avec le Nouvel Ordre Mondial, cette rigueur qui consiste à faire ce qu'on dit et à dire ce qu'on fait, donc à prévenir ces disjonctages salutaires que sont le mensonge, la double pensée, la double vie, le secret, l'évasion fiscale et le travail au noir...
En revanche, tu ne supportes pas que l'on remette en question certaines idoles de ton enfance. Il n'y a pas si longtemps, je t'ai vu t'offusquer parce que quelqu'un se payait en beauté Sartre et Beauvoir, le couple de Thénardier des lettres, les Ceausescu de l'intelligentsia. L'ordre doit régner sur les stalags du paradis.
Des gens bien plus éminents que moi ont essayé de te parler, à leur façon, il y a longtemps. Des Nietzsche et des Sade se sont adressés à toi. Il n'y a pas moyen de ne pas s'adresser à toi, un jour ou l'autre, petit homme, parce que tu es intolérable, et tu es intolérable parce qu'il t'est impossible de vivre sans gâcher la vie des autres.
Il n'y aurait nullement lieu de s'adresser à toi si tu étais capable de me laisser tranquille. Mais laisser tranquille quelqu'un, c'est ce que tu ne sais ni ne peux faire. Tu es comme la Loi, nul n'est censé t'ignorer. Tu es comme l'État, nul n'est censé ne pas tenir compte de toi. Nul n'est à l'abri de toi. Pour légitimer tes ingérences perpétuelles et abusives, tes harcèlements systématiques, tu les as couverts des mots «solidarité», «justice», «redistribution». Ces mots te permettent de te mêler de tout sans que quiconque ait la possibilité de s'en plaindre. Tous les droits d'ingérence te sont permis, depuis ceux qu'implique le contrôle fiscal jusqu'à ceux qui autorisent les bombardements et les guerres «propres».
Toutes les nouvelles lois que tu votes, petit homme, écrites ou implicites, sont fondées sur un délire paranoïaque qui prend sa source dans ton impossibilité croissante, non seulement de te situer comme individu séparé du milieu ambiant, mais plus encore d'envisager les autres comme extérieurs à toi, indépendants et libres. Ce délire est politiquement justifié et socialement sanctifié par une revendication égali-tariste vieille maintenant de deux siècles, mais rajeunie et sur-légitimée récemment, et que plus personne n'oserait seulement examiner avec froideur. C'est dans cette perspective que certains films, certains livres, ne sont plus traités et surtout jugés par toi que comme des manifestes. En matière d'esthétique, la question la plus forte que tu puisses poser est la suivante : est-ce correct idéologiquement ? Tout livre, tout film, petit homme, s'inscrit automatiquement à tes yeux dans la sphère du service public.
Ta vision de l'art ou de la littérature est férocement opprimante parce que toute œuvre, pour toi, relève de la notion de grande écoute, domaine où l'on trouve des concepts puants - intérêt général, bien commun, société, groupe -, toutes entités dépourvues du moindre réfèrent, épouvantails dont les preuves d'existence relèvent de l'adhésion mystique, au même titre que les ectoplasmes et les apparitions d'ovnis.
Tu n'imagines plus aucun sens au mot «privé». En conséquence, tu n'es jamais choqué, tu ne considères jamais comme une insulte d'être interrogé, par exemple à la télé, en tant qu'élément représentatif d'une collectivité. Bien au contraire! Tu es le collaborateur idéal du Spectacle. Celui-ci traite des quantités. Le peu de «compétence» qu'il possède réside tout entier dans son hystérie statisticienne et sonda-giste, et dans la virtuosité qu'il a acquise à faire croire à tous que cette hystérie n'est que le nouveau visage, le visage moderne de la démocratie. Une telle version des choses est désormais unanimement partagée. Le Spectacle, statisticien et sondagiste, t'a formé à son image et à sa ressemblance, petit homme, c'est donc dans l'allégresse que l'on te voit crapahuter grâce à lui vers l'anonymisation absolue. Tu ne refuses jamais de dire «on», «nous», «notre génération». De même que tu ne sembles jamais choqué d'être sondé, c'est-à-dire effacé absolument comme individu, nié comme acteur de ta propre vie, petit homme!
Le Spectacle t'a formaté, en tant que spectateur, à son image et à sa ressemblance, et à ton tour tu formates les «écrivains» à ton image et ressemblance. Tu es aussi ce petit auteur servile d'aujourd'hui qui fait des livres dont il base le lancement publicitaire sur l'idée (l'idée !) que tout le monde pourra s'y reconnaître (chose plus désobligeante encore, si on voulait vraiment y penser, pour le public que pour l'auteur).
Tes écrivains sont liés à toi par une complicité, un pacte de silence sur toi-même. Les antiques procès dont on se gargarise toujours, celui de Baudelaire, celui de Flaubert, sont dépassés. Ils prouvaient au moins une non-solidarité de base entre le Code et l'écrivain, un abîme entre la morale publique et la littérature. C'est fini. Dans chaque tête d'« auteur », vit un Ernest Pinard soucieux d'ordre moral et respectueux des mœurs. Dans la tête de chaque « auteur », vit un petit homme.
Ta sauvagerie sans bornes ne dort jamais que d'un œil, petit homme. Toutes les répressions te concernent, depuis l'interdiction de fumer dans les lieux publics jusqu'au rétablissement de la peine de mort. La férocité chevronnée est aujourd'hui tempérée, du moins le crois-tu, par ta haine de certains plaisirs «barbares» comme la corrida ou la chasse. Ta propre sauvagerie te fait si peur que tu n'arrêtes pas de la poursuivre chez d'autres. Tu voudrais des lois pour interdire certains plaisirs, tu qualifies de préhistoriques ces occupations, et tu as raison. Est préhistorique toute occupation qui ne retient pas ou ne ramène pas le vivant, d'une façon ou d'une autre, à son écran de télévision. Tu n'as aucune pitié pour les palombes, aucun amour particulier pour les sangliers ; mais tu sais que quiconque choisit de courir sur les traces d'un sanglier trahit, en un sens, le contrat qui le lie aux différentes formes du Spectacle. Lequel a organisé un nombre suffisant, et assez coûteux, de distractions pour que celles-ci, dans un avenir proche, soient décrétées obligatoires, sans que ce décret paraisse scandaleux à personne. Tu voudrais des lois pour interdire tout ce qui n'est pas mort, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas filtré ou canalisé par le Spectacle. Tes belles croisades en vue du bien de tous ne font jamais de bien qu'au pouvoir renforcé de l'État.
Tu n'as plus rien du tueur de cygnes sous les apparences duquel te voyait Villiers de ITsle-Adam, tu n'as plus rien du goujat bourgeois que dénonçaient Flaubert ou Bloy. Les cygnes, tu les protèges, tu n'as que leur protection à la bouche, petit homme...
Tu fais semblant de t'épouvanter du «réveil des nationalismes», mais à ton échelle à toi c'est ce que tu fais chaque jour. Tu ne veux pas ta liberté personnelle, tu veux la liberté du groupe auquel tu appartiens. Tu veux la liberté de tous les groupes, sauf celui des dead white men, comme tu dis aux États-Unis, petit homme. Tu es un morceau vibrant d'Opinion Publique, un bout de Conscience Sociale. Un partenaire indispensable du gouvernement du monde.
Quiconque veut continuer à vivre ne peut que te fuir. Tu devrais être content, petit homme, je te laisse tout ce que tu aimes. Moi je vais essayer de garder le plaisir, et c'est bien peu de chose. Mais si tu en avais le pouvoir, petit homme, je sais que tu ferais enfermer comme folle ou criminelle toute personne ne trouvant pas très enviables les plaisirs d'aujourd'hui. Peut-être auras-tu ce pouvoir? Peut-être parviendras-tu à ressusciter, sous une forme ou une autre, l'immense système des prisons, des tortures, des camps, des bourreaux, qui semble si cruellement te manquer, petit homme? Qu'est-ce que tu attends?"
Philippe Muray
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire