samedi 26 avril 2008

Chirurgie: lettre à un Collègue qui a tribune dans Le Monde

Mon cher Collègue,
Je dois le dire votre article m'a ému. Quelle misère! C'est pathétique. J'avais précédemment lu la sortie moins heureuse d'un autre chirurgien Bernard Debré contre l'hôpital Necker sans réagir. J'ai toutefois réfléchi quelques secondes avant de me lancer dans une réponse. Il faut être prudent car autant il est très bien vu d'être misérabiliste, de se faire plaindre voire de dénoncer autant il est risqué de mettre le doigt sur les causes réelles des dysfonctionnement graves qui affectent la chirurgie française et vont très certainement conduire à un effondrement majeur. Je suis aussi chirurgien et je partage au quotidien cette souffrance devant tant de médiocrité, tant de chances gaspillées. Toutefois je porte un regard différent sur la réalité. Derrière votre expression d'apparence spontanée, le début de votre article est dramatique pour finalement s'achever sur une ligature d'hémostase de la fessière, il y a le fond. Et c'est de ce fond que je voudrais entretenir le lecteur afin de donner aux faits un autre éclairage.
Premier point il semble que vous maîtrisiez assez imparfaitement la tarification: la T2A: tarification à l'activité est la tarification des établissements et la CCAM: classification commune des actes médicaux celle des médecins et autres professionnels du soin. En CCAM la cotation que vous avez attribué à l'acte est certainement correcte je vous fais confiance mais la ou le bât blesse c'est que si le tarif est si bas c'est avant tout pour une seule raison: vous moi et l'ensemble des Collègues ont accepté cette tarification et ce il y a plusieurs années. De surcroît aucune spécialité au niveau universitaire ne s'est officiellement élevé contre cette CCAM qui bafoue les éléments les plus élémentaires du bon sens en terme médico-économique. Qu'une intervention comme celle que vous décrivez soit payée par la sécu 132 euros est une anomalie grave, elle n'est pas ignorée par l'UNCAM, le ministère, la direction de la sécu, les membres du CNU de votre spécialité (peut être êtes vous un de cela?), et comme je ne crois plus au hasard dans ce genre de choses il faut bien conclure que tout cela est voulu. Voulu pour limiter les revenus des chirurgiens dits libéraux que les instances citées précédemment trouvent trop élevés (ils raisonnent avec les chiffres d'il y a vingt ou trente ans pour conforter leurs certitudes idéologiques); voulu pour faire dans le plus pur planisme soviétique une politique de revenus à travers le coefficient travail que les Caisses ont modulé à leur guise (savez vous, mais oui vous ne pouvez l'ignorer que le coefficient travail des chirurgiens qui module le calcul des tarifs sécu est très inférieur à celui des gastroentérologues ou des dermatologues qui ont tout mon respect puisqu'ils ne sont pour rien dans l'affaire). Ainsi les caisses ont maintenus les revenus constants et l'enveloppe identique par ce coefficient "travail" modificateur car dans le cas contraire en prenant les résultats des coefficients réels le revenu de chirurgiens auraient '"trop" augmenté! Dont acte ne mêlez pas la T2A à cette querelle occupez vous de grâce des tarifications CCAM avec vos collègues dans votre spécialité et tout ira mieux. Mais attention cela peut être difficile car notre Big Brother est un monopole de syndicats de salariés et de patrons bien connus pour leur connaissance de la médecine et prêts à tout pour maintenir le statu quo. Toutefois personne n'oblige les chirurgiens a signer sans coup férir les conventions médicales depuis 1960!
La T2A et la politique. En réalité accuser la T2A à l'hôpital est bien évidemment porteur de sens! Même si c'est à tort. Que n'entend-on pas sur cette tarification! Tous les zélés défenseurs du statut, les pointilleux observateurs de la mission et de tout ce qui rend l'hôpital ingouvernable et donc ingérable sont intarissables sur les méfaits de la T2A. Pourtant cette tarification est indispensable à un bon fonctionnement de l'hôpital et de toute structure de soins. Elle permet tout simplement à ceux qui travaillent d'avoir une métrologie exacte de leur activité et en regard une allocation de moyens proportionnelle. C'est un bon début pour que l'hôpital fonctionne.
"Pourquoi la chirurgie est-elle une discipline en voie d'asphyxie ? Réponse : les recrutements se font rares, imposant le recours massif à l'immigration pour combler les postes vacants dans les hôpitaux publics."
Permettez moi, mon cher Collègue, de vous dire que vous ne répondez pas à la question que vous vous êtes posée. En effet si les recrutements se font rares c'est bien pour une ou plusieurs raisons et c'est précisément ces dernières qui intéressent les françaises et les français. Les internes comme tous les individus dans une société ouverte font des choix libres en fonction des informations dont ils disposent, on ne peut blamer les jeunes générations de ne plus "sentir l'appel de la vocation" comme je l'entends dire quelquefois! Ils ou elles comparent en particulier le revenu disponible avec le temps laissé à la famille et la fatigue physique et psychique. Ils sont bien placés pour le faire dès leurs premières gardes et leurs premiers stages. La chirurgie: trop dur, trop astreignant trop mal payé. Voilà ce qu'ils disent pour expliquer leur choix négatif qui consiste à éviter les services de chirurgie lourde. Alors de grâce arrêtons de nous cacher derrière notre petit doigt. La planification forcenée du système a réussi à le figer et voilà les premiers effets pervers! Il n'y a là rien que de très normal quand on laisse les rennes de tout le système de soins à des syndicalistes et des énarques sous l'oeil impuissant d'un état qui ne fait pas respecter ce que votent les députés à savoir l'enveloppe maximum de dépenses appelée ONDAM!. Vous parlez ensuite du recours à l'immigration que vous décrivez comme imposé par la nécessité de combler les postes vacants. Il y a là une énorme contre-vérité au moins pour la chirurgie. Tout d'abord j'ai acquis la conviction que ce n'est pas la nationalité qui fait la compétence mais la qualité de la formation attestée par des diplômes. C'est en permettant à des médecins de formation insuffisante d'exercer dans les hôpitaux que nous avons provoqué la crise actuelle. Que je sache les internes nommés au concours sur les places réservées aux candidats étrangers font de brillantes carrières hospitalières ou en secteur dit "libéral". Encore une fois le numerus clausus imposé par la sécu et l'état a produit en aval une pénurie gravissime et ce sans pour autant réduire les dépenses de soins. La faute est bien celle d'une haute administration qui voyage entre les ministères et la CNAM avec toujours les mêmes idées de planisme excessif et disons le tout net de haine du médecin accusé de creuser le déficit de la sécu pour améliorer ses revenus. La solution adoptée par de nombreux pays est de nommer dans nos hôpitaux ou ailleurs des chirurgiens compétents qui ont les diplômes ou les repassent pour se trouver ensuite en situation d'égalité de statut avec les collègues français. Mais peut être que cela ne convient pas à nos chers administratifs qui utilisent cette main d'oeuvre bon marché et peu regardante sur certaines conditions de travail. Peut être que cela ne convient-il pas à certains chirurgiens qui fort de leur nomination à vie préfèrent s'entourer de collaborateurs pour qui l'accession à leur niveau est impossible, et finalement peut être que cela convient à certains maires président de conseil d'administration d'un hôpital qui aurait du fermer depuis longtemps et qui vont voir le préfet afin qu'il autorise un candidat qui n'a pas les diplômes requis à exercer afin de ne pas fermer le service. Le même maire ira dans quelques mois se targuer d'avoir défendu l'emploi, l'aménagement du territoire mais restera silencieux sur la qualité des soins. D'ailleurs quand il est malade il se fait opérer ailleurs. Voilà pourquoi je trouve insuffisants les arguments que vous présentez pour expliquer le déclin, roman, séries télé et le fameux rapport avec le patient...
"Cette faiblesse est très démotivante à une époque où les footballeurs, les acteurs, les dentistes et, parmi les médecins, d'autres spécialités gagnent beaucoup plus. Citons les radiologues, les cancérologues, les radiothérapeutes, les biologistes et les anesthésistes (données de la Caisse de retraite 2006)."
Nous y voilà et je suis tout à fait d'accord avec vous pour dire que la faiblesse des revenus explique le déclin. Pour autant ne cédons pas à ce réflexe franchouillard de la jalousie. Ce ne sont pas les revenus des autres qui m'intéressent ce sont les miens. Les nôtres. Je suis au contraire très content que les autres spécialistes que vous citez gagnent bien leur vie. Il n'y a pas d'avenir pour la chirurgie si nous rentrons dans le jeu des caisses qui arrivent aux négociations avec une enveloppe déterminée par avance et qui un petit sourire au coin de la bouche arbitrent les distributions de fromage. Ce système est pervers et il faut à la chirurgie des discussions séparées avec une convention spécifique. Toutes les conventions globales signées sans discontinuité depuis les années 60 aboutissent à renforcer les plus influents politiquement un coup les généralistes de MG France quand c'est la gauche un coup la CSMF quand c'est la droite. Avec en danseuse le SML ou la FMF ! Mais voilà aucun de ces quatre syndicats ne s'occupe de la chirurgie!
"Les 5 000 chirurgiens français font pourtant vivre des dizaines de milliers de gens"
Convenez avec moi que cette assertion concerne beaucoup de professions, l'économie de marché c'est l'échange. Elle ne justifie donc pas un quelconque traitement de faveur ou de seigneur. Nous sommes dans une société démocratique de plus en plus ouverte et il faut le reconnaître le monde chirurgical est resté recroquevillé sur lui même comme un clan qui voudrait être traité de telle façon parce qu'il fait un métier éternel. C'est pathétique mais cela ne marche pas. Que les cliniques vivent des chirurgiens c'est évident. Mais qui empêche les chirurgiens de fonder un établissement en face de celui où ils endurent par exemple des gestionnaires peu compétents, sans audace ou cupides? L'Etat avec sa carte sanitaire qui a figé les autorisations de lits et maintenant d'activité entre les mains de quelques héritiers à qui rien n'épargnera le syndrome de la deuxième génération et à quelques sociétés politiquement bien introduites pour racheter les établissements en difficulté. Voilà pourquoi les choses vont si mal. Les pionniers qui ont risqué leur argent et leur réputation sont bien loin et l'Etat a tout fait pour empêcher les jeunes de récidiver.
Les avocats non plus ne sont pour rien dans l'affaire. La judiciarisation est un phénomène normal dans une société ouverte et le patient doit recevoir une compensation si son handicap est réel, causé par l'intervention et que le chirurgien n'a pas appliqué les méthodes recommandées par ses pairs. Pour ce qui est de l'aléa thérapeutique c'est encore une fois l'Etat qui l'a instauré et non pas les avocats! Il l'a fait à travers un système très contestable qui s'apparente à une double justice les Commissions Régionales de Conciliation et d'Indemnisation mais sans prévoir les conséquences financières pour les établissments ou les chirurgiens. Et ces derniers déjà piégés par des tarifs très bas et une CCAM non actualisable (après tout l'assurance est un des facteurs du coût de l'acte) ont vu leurs primes s'envoler sans modification des tarifs sécu.
L'industrie des prothèses. Il est à mon avis déplacé de critiquer les chefs d'entreprise qui innovent et gagnent de l'argent. Que je sache les marchés sont ouverts, on s'en plaint assez de ce coté de l'atlantique. Pourquoi alors ces prothèses implantables et tout le biomédical est depuis plusieurs années un marché de firmes surtout américaines et japonaises? La réponse est dans l'analyse qu'en a fait la Communauté Européenne et qui a débouché sur le protocole de Lisbonne et en France dans les propositions de la commission Attali sur la libération de la croissance. Pour innover il faut des cerveaux où naissent les idées, des venture capitalistes, les gazelles qui risquent leur argent et un milieu favorable à la création d'entreprises. Et bien nous avons perdu la première manche de cette bataille. Donc nous achetons le biomédical à l'étranger. Il faut bien reconnaître que cela n'a rien à voir avec le profit que font ces entreprises. C'est en revanche très directement lié à la compétitivité de notre société et en particulier de nos facultés. Croyez vous vraiment qu'on puisse être à vie tout à la fois un chirurgien, un chercheur et un enseignant? Moi pas. Et l'expérience des pays étrangers me conforte dans cette conviction.

"Formation ...
Pourrait-on faire l'économie de cette formation longue et créer, comme le proposent certains, des sortes d'officiers de santé qui réaliseraient certaines opérations répétitives ? Je ne le crois pas."

Tout d'abord il s'agit avant tout de faire des expériences ce dont le système manque cruellement: la chirurgie est en crise majeure et on ne fait rien. Les interventions chirurgicales ne sont pas autre chose qu'une production. C'est une production particulière à plusieurs égards mais pour justement être efficace et performant il faut la regarder d'abord comme une production. A partir de là la fonction de chacun doit être optimisée. Le chirurgien orchestre le déroulement de l'acte mais il est tout à fait efficace que certaines étapes soient déléguées. C'est déjà le cas dans de nombreux pays et rien n'a démontré une perte de qualité. C'était bien le cas au temps de la "splendeur" où des chefs de clinique bac + 8 ou 10 prélevaient la veine saphène pour faire un pontage coronaire. Puis ce furent les internes maintenant c'est un médecin étranger dont on ne sait pas vraiment ce qu'il sait faire. Il vaudrait mieux que ce soit un infirmier de salle d'opération entraîné plutôt que de confiner ces derniers à tendre les instruments ou à ouvrir les boites. Vous voyez que nos appréciations divergent mais la démographie viendra certainement nous départager. Pour le reste je maintiens que l'approche d'une production de soins est la première solution à la situation de nos blocs où les intérêts corporatistes des uns et des autres s'imposent au détriment de l'intérêt du patient.
S'agissant des gardes les autres pays développés ont tous compris que le junior ne doit pas être en première ligne contrairement à ce qui se passe ici. Pour cela, concentrons les structures et ainsi les seniors pourront être de garde moins fréquemment tout en contribuant effectivement à la garde en première ligne. Tout se tient, dans des hôpitaux éclatés il ne peut plus y avoir de qualité 24 heures sur 24! Il faut donc fermer d'urgence toutes les petites structures. A ce sujet il faut vraiment que ce pays et sa classe politique soit rétif aux évidences pour laisser persister un tel danger qui coûte très cher.

"En chirurgie, les conséquences sont surtout une perte de temps avec les dix acteurs concernés par l'acte opératoire au chômage technique parce que l'un d'entre eux manque à l'appel ou n'a pas fait son travail, parce que le brancardier, par exemple, n'a pas emmené le patient au bloc et que tout le monde attend. La solution consiste à imposer une autre organisation, un autre management et, surtout, à redonner du pouvoir au chirurgien."
Votre exemple est excellent nous le vivons chaque jour ou presque. Mais croyez vous que ce soit en donnant du pouvoir au chirurgiens que les brancardiers seront à l'heure? Bien sur que non, à chacun sa compétence! Il faut avant tout gérer la production de soins et permettez moi de vous dire que si un industriel lambda tombe sur cet article il va beaucoup rigoler! Toutes les industries ont réglé ce problème et beaucoup de cliniques aussi! C'est du management de base, mais avons nous des managers ? Non. Voulons nous des managers? Non . C'est pour cela que ça dure. Et surtout ne nous berçons pas d'illusion le chirurgien n'est pas un manager. Manager est un métier qui s'apprend, s'entretient et se paye.
Les pôles: une solution?
La réforme dite des pôles est partie d'un constat simple: il faut responsabiliser les acteurs de l'hôpital et ce dans un cadre plus réduit que l'institution, dans leur cadre naturel d'activité. C'est une bonne initiative. Ce que vous décrivez l'illustre bien. En revanche aucune réforme si bien pensée soit elle ne peut repousser les murs des statuts et des pouvoirs établis sauf à modifier ces derniers. Et c'est bien là la question; oui à une organisation par pôles mais le chef de pôle a-t-il de vrais pouvoirs de gestionnaire? A l'évidence non et si il décide d'organiser différemment les brancardiers, les anesthésistes ou les chirurgiens ces derniers lui adresseront une fin de non recevoir au motif que leur statut implique que... que la convention indique que... et que finalement rien ne changera.
La part variable du revenu
Aujourd'hui le revenu d'un chirurgien croit avec son âge. Le problème c'est que son activité décroît avec son âge. De surcroît celui des chirurgiens qui opère beaucoup n'a pas de différence de salaire avec son collègue qui opère peu. Enfin le chirurgien qui se lève la nuit pour opérer est très mal payé voire pas du tout (astreintes dite de sécurité en semaine) alors qu'un confrère qui dort toutes les nuits dans une spécialité calme touche le même salaire. Voilà les principales causes durables de la désaffection pour la chirurgie hospitalière. Voilà aussi les principales causes de la faible activité des services de chirurgie des hôpitaux par rapport aux cliniques. Il faut donc introduire une part variable qui combinée au salaire permettra une meilleure adéquation entre activité réelle et rémunération comme beaucoup de pays l'ont déjà fait. Et là mon cher collègue vous savez ce qui bloque? Le terrorisme syndical de certains qui menacent de bloquer l'hôpital si les décrets sont appliqués! Le même Patrick Pelloux qui se plaint des chirurgiens aurait déclaré:"Le principe de part complémentaire variable est un véritable affront fait à l'éthique ...". Vous voyez que l'archaïsme est omniprésent! Je note aussi que vous même refusez en quelque sorte les solutions pragmatiques ("qui ne sera jamais appliqué") pour mettre en exergue un concept aussi flou qu'inefficace: "la notion d'équipe". Ce n'est pas que l'équipe soit inutile bien au contraire mais j'ai le sentiment permettez moi de vous le dire franchement que votre équipe c'est un peu le remake de l'ancien temps et j'ajouterais pourvu que le chirurgien commande! Le mandarin diraient nos collègues anesthésistes n'est pas loin. Ce n'est plus possible mais de surcroît c'est totalement improductif. L'équipe ne peut renaître qu'à travers des objectifs communs dans un cadre dynamique où l'activité est valorisée et la qualité mesurée.
Le principe de précaution
Deux choses sont à distinguer: le rapport risque/bénéfice qui est le paradigme de toute action médicale dans le droit fil du "primum non nocere" et ensuite le principe de précaution inscrit dans la Constitution qui vise à ce que l'état prétendument omniscient intervienne en amont des risques sur les activités humaines pour les interdire si... Le rapport risque/bénéfice est entré récemment et incomplètement dans notre comportement. Il était un temps ou agir se justifiait quelle que soit l'issue. Le patron empiriquement posait des indications basées sur son expérience qu'il communiquait variablement. C'est avant tout les études contrôlées publiées dans des revues à comité de lecture qui nous ont fait sortir de l'empirisme pour entrer dans la médecine basée sur des preuves. Veillons à ne pas écrire une histoire qui nous convient mais une histoire factuelle. La suite de votre propos outre son exagération du rôle de l'administration érigée en bouc émissaire me surprend surtout par des phrases comme:
"Cette "idéologie" de la précaution concerne tous les acteurs : pour le patient, c'est la liste exhaustive de tout ce qu'il risque, même si cela ne fait que l'effrayer, augmentant ainsi le risque anesthésique." L'information, doit être complète car je vous le rappelle il y a entre nous et le patient une asymétrie d'information et de connaissance qui ne peut être partiellement comblée que par une information la plus complète possible. Il peut s'agir de paroles, d'écrits, d'images de vidéos qui contrairement à ce que vous affirmez n'effraient pas mais font prendre conscience que la chirurgie n'est pas un produit de plus dans le consumérisme médical mais une agression consentie pour aller vers un mieux être physique et psychique. Quant à l'augmentation du risque anesthésique chez les patients informés de la procédure je n'ai jamais rien lu à ce sujet et si vous avez cette intuition il serait préférable de faire une étude clinique. Au contraire il a été amplement montré que dans la chirurgie du cancer la révélation du diagnostic quand elle est possible pouvait aider à la prise en charge et même à la survie.
"Pour les jeunes chirurgiens, c'est la peur des rayons : tablier de plomb ; peur de l'hépatite. Mais le pire est sans doute la peur de l'échec." J'applaudis quand je vois un jeune chirurgien observer scrupuleusement les règles de radioprotection. Ne pas le faire est le signe d'une inconscience des risques et vis à vis des autres d'une irresponsabilité coupable. Je me souviens aussi que parmi ceux de nos Collègues qui ont bravé l'hépatite en opérant sans de réelles précautions il y a eu des morts... évitables. Quant à la peur de l'échec elle est naturelle et rappelez vous vous l'avez eu vous aussi. Alors quand cette peur est repérée il faut savoir tenir la main du jeune opérateur pour lui permettre de la vaincre ou bien savoir aussi conseiller à quelqu'un de changer d'orientation. Je n'ai pas le sentiment que les jeunes chirurgiens soient plus sujet à la peur de l'échec. Simplement ils ont été éduqué dans un milieu plus sécurisé où les accidents sont devenus rares et où les indications sont très soigneusement réfléchies ce qui diminue la morbi-mortalité. En conséquence ils considèrent et moi avec eux qu'une complication voire un décès est un échec grave qui doit faire réfléchir. A ce propos je ne dirai jamais assez que ce qui différencie nos services de ceux d'une bonne partie des services chirurgicaux européens est l'absence ou la rareté de réunions explicitement dédiées aux complications et décès. Il faut admettre que ne pas réfléchir aux complications et décès c'est refuser l'auto-évaluation. Enfin votre affirmation " la seule évaluation est celle que nous pratiquons " doit me semble-t-il être nuancée, l'évaluation peut être une auto-évaluation mais surtout une évaluation par des tiers, nos pairs sans tabou ni hiérarchie, ou bien ceux qui nous payent à partir des indices métrologiques de la qualité. Nous n'y sommes pas encore.
La pression financière
Juste au dessus de votre "Je" premier mot de votre article, mon Cher collègue j'ai trouvé une pub: American express, puis en haut et aussi à gauche une superbe montre Tag Hauer la Grand carrera calibre RS que ni vous ni moi ne pouvons espérer acheter avec les salaires de notre métier à l'hôpital public. Au dessous une robe Petit Bateau (tiens ils font aussi des vêtements adultes?) et un ordinateur portable Sony, puis la firme Talents propose des emplois et encore au dessous dans un cadre les liens publicitaires (!) ciblés bien sur sur les complémentaires santé Aviva, Ask et un comparateur de prix de ces complémentaires heureusement gratuit! Et pour être complet le moteur de recherche du Monde est celui de Yahoo pas de Google. Voilà le paysage. C'est un fait et l'activité économique je vous le rappelle permet aujourd'hui de pratiquer la chirurgie de haut niveau et non l'inverse.
Venons en à ce qui nous rassemble la fermeture des service chirurgicaux dangereux. Il ne suffit pas de le dire, examinons ce que nos instances de l'Académie à l'Ordre si promptes à dénoncer toute dérive en passant par les innombrables chapelles de la chirurgie française ont fait: rien d'efficace à l'évidence. Nous sommes donc responsables de ne pas avoir agi comme pour les honoraires et quand certains ont voulu agir comme lors de l'exil symbolique en Angleterre les chirurgiens du secteur public pour la plupart n'ont dit mot.
J'ai aussi beaucoup apprécié votre exemple sur les clous d'humérus. C'est à mon avis la preuve que nous sommes dans un pays drogué à la gratuité! Je m'explique, récemment j'ai réalisé un pontage aortobifémoral chez un patient artéritique. je l'ai prévenu du risque ensuite de greffe bactérienne en particulier lors des soins dentaires. Il m'a répondu que son état dentaire n'était pas un problème puis qu'il n'avait plus de dents natives et qu'il avait bénéficié de plusieurs implants. Passons sur la suite de l'entretien sauf pour mentionner qu'il n'a pas oublié de préciser spontanément le coût "j'en ai eu pour 12000 euro, Docteur, et je suis très content de mes dents actuelles". Ne pensez vous pas que 90 % des patients peuvent payer 380 euro pour éviter une prothèse d'épaule? Je le crois. En revanche pour arriver à ce que cela soit possible je concède que c'est un véritable chemin du combattant.
Enfin sur les cliniques et le stakhanovisme des chirurgiens qui font le bonheur des investisseurs. 
Nous sommes sur ce plan tout à fait d'accord. A défaut d'avoir d'autres revenus un chirurgien ne peut survivre en secteur 1 au tarif sécu. Tout cela est connu des caisses et de l'exécutif. Il est évident qu'il faudra dans ce système valoriser les actes chirurgicaux de manière factuelle. Il existe des moyens très sophistiqués et très exacts de le faire. mais vous soulignez un bémol à cette modification des règles du jeu: avoir au niveau du des payeurs un regard sur la qualité des indications de la réalisation et des suites. Vous savez que ce n'est pas le cas avec la sécu actuelle et nous sommes nombreux à le regrretter. Cet équilibre entre les prescripteurs, les opérateurs et les payeurs est indispensable à des soins de qualité et c'est aussi à ce prix que la T2A ne sera pas inflationniste ce qu'elle est par nature s'agissant d'un paiement à l'acte.
Vous finissez votre article par "le système de santé français, un des meilleurs du monde". Croyez vous en assénant un ènième fois ce poncif rendre service à la chirurgie que je crois vous défendez sincèrement? Et bien l'expérience des 7 dernières années (le rapport de l'OMS date de 2000) m'incite à penser que non. Un classement si contestable soit-il surtout quand la qualité n'est pas un des critères de mesure de l'efficience c'est déjà le passé. Un passé vieux de dix ans environ (7 ans plus l'ancienneté des statistiques prises en compte) et en dix ans la chirurgie française a décroché au moins démographiquement.
Tournons nous vers l'avenir. La chirurgie est aujourd'hui intimement liée aux plateaux techniques lourds (PTL) que sont les hôpitaux et les cliniques de taille suffisante pour maintenir un équipement, une équipe d'opérateurs et un recrutement au plus haut niveau. Un équipement d'imagerie hors PET scan coûte de 7 à 10 millions d'euro pour un hôpital de 800 lits. Il n'est pas possible de disposer de tels équipements dans toutes les villes de France! Ces PTL sont des entreprises de haute technologie qui nécessitent un management de très haut niveau c'est à dire une autonomie totale, une comptabilité analytique et des gestionnaires d'entreprise. Pour libérer leurs capacités de gestion les hôpitaux doivent pouvoir accéder très vite à un statut d'autonomie qui pourrait être celui d'un établissement public industriel et commercial (EPIC) à activité économique.
La chirurgie impose en interne de fortes contraintes aux participants infirmiers, internes, chirurgiens, anesthésistes. Il faut que la rémunération suive comme pour d'autres spécialités particulièrement éprouvantes comme la cardiologie interventionnelle, la réanimation. Pour cela il faut que la part variable entre dans les bulletins de salaire.
Dans le secteur dit libéral et pour l'hôpital une révision de la CCAM est indispensable avec une reprise des bases de la détermination des coûts sans correction atténuatrice des revenus et concomittament une évaluation très sévère de la pertinence des indications. Il faut en effet le répéter les tarifs sont tellement bas que les chirurgiens des cliniques n'ont que deux solutions pour continuer à opérer: demander des honoraires au dessus du tarif sécu ou bien multiplier les actes. Quant à ceux du secteur public il peuvent se désespérer ou agir. Vous l'avez compris de mon point de vue pour la chirurgie il n'y a rien de pire que le statu quo. Et entre nous la franchise doit être la règle.
Je vous prie d'accepter, mon cher Collègue, l'assurance de mes sentiments les meilleurs.
Guy-André Pelouze
Chirurgien des Hôpitaux
Perpignan
Les primes d'assurance responsabilité professionnelle aujourd'hui sont autour de 20000 euros/ an 
Le doyen Philippe Even vient de publier un rapport sur les CHU et ceux qui n'en sont pas, corroborant très exactement ce que j'avance sur la sovciété de connivence qui fait coopter à vie des médecins/ enseignants/ chercheurs!


La déprime du bistouri

LE MONDE | 12.11.07 | 12h48 • Mis à jour le 12.11.07 | 14h21


Je suis en train de disséquer laborieusement les branches d'origine du nerf sciatique ; l'intervention a commencé il y a plus de deux heures. L'opéré est un homme de 70 ans présentant une récidive d'une tumeur maligne du sacrum. Cette tumeur est au contact du nerf sciatique, dans le petit bassin. Le risque de paralysie est donc très important. C'est sans doute pourquoi l'équipe de ce CHU du sud de la France a préféré me le confier.

 

Je passe entre le nerf honteux interne, le pyramidal, que j'ai coupé, le nerf du grand fessier, que j'ai conservé et qui ne doit en aucun cas être lésé : cela entraînerait une boiterie irrécupérable. L'artère fessière reste pour le moment ma hantise. Si je la blesse, il faut en faire hémostase, c'est-à-dire la lier, ce qui peut être difficile. Dans l'hypothèse où elle se rétracte dans le petit bassin, je n'y aurai alors plus accès. Je progresse cependant, je rencontre un tissu cicatriciel de la première opération, je coupe avec précaution. Heureusement que le geste était bien contrôlé : c'était l'artère fessière. Je n'ai fait qu'une plaie latérale.

A ma droite, l'étudiante de troisième année, devant l'ampleur de l'hémorragie brutale, enlève son écarteur et détourne la tête pour éviter le jet de sang. Je n'ai que le temps de mettre un doigt pour comprimer l'artère et arrêter l'hémorragie. Ensuite, tout s'enchaîne normalement : je demande à l'instrumentiste un fil serti d'une aiguille ; de l'autre main, je replace les écarteurs dans la bonne position, recentre toujours de la même main les scialytiques pour bien voir la région et, lorsque tout est en place (fils, lumières, écarteurs, aspirateur), je vérifie d'un coup d'oeil la mine des assistants (ils pourraient tomber dans les pommes), j'explique aux deux aides qu'il ne faut plus bouger, quoi qu'il arrive, et place un point dit à la volée, c'est-à-dire dans le sang. Il assure déjà une hémostase partielle, un surjet permet de régler le problème ; quelques minutes se sont écoulées, mais la sécrétion d'adrénaline a été forte.

L'intervention est maintenant plus facile, la tumeur est repérée, enlevée au maximum. On contrôle au stimulateur que les nerfs fonctionnent toujours. L'interne vietnamien qui m'aide ce jour (deux internes sur six ne sont pas français) me dit qu'il n'avait jamais vu une telle opération chez lui : "Dans mon pays, les tumeurs ne sont pas opérées, c'est trop difficile" ; sous-entendu, cela coûte trop cher, et les cancéreux meurent.

La fermeture se passe sans problème, le patient se réveille normalement, je vais tout de suite lui demander de bouger le pied : il le fait. Ouf ! les nerfs ont été respectés. Je remonte dans mon bureau. Six heures se sont écoulées. Un sandwich et le courrier m'attendent. Parmi les lettres, le double d'un jugement dans une affaire d'infection prétendument nosocomiale : une fracture ouverte de jambe qui s'est infectée. Les torts sont partagés, et l'Assistance publique devra payer la moitié des dédommagements. J'écris pour expliquer qu'il faut faire appel de ce jugement, qu'il faut contester la version de ce patient qui a été mal reçu aux urgences.

A la séance de codage du soir, l'acte effectué le matin, qui a permis de prolonger la vie de ce patient sans aggraver son état fonctionnel, est facturé 132 euros (pour le service, pas pour moi, qui suis salarié), la tarification à l'activité (T2A) ne permettant de compter que la neurolyse du sciatique et la biopsie tumorale. Une misère. La routine ! Pourquoi la chirurgie est-elle une discipline en voie d'asphyxie ? Réponse : les recrutements se font rares, imposant le recours massif à l'immigration pour combler les postes vacants dans les hôpitaux publics. Les étudiants nous voient peu, nous connaissent mal et pensent que la chirurgie est un domaine où l'on ne parle pas avec le patient. Le public, lui, continue de vivre au rythme des feuilletons télévisés ("Urgences" et autres) ou des caricatures vues dans les films ou lues dans les romans.

Le chirurgien fait peur, c'est ainsi. Il fascine souvent, et on l'envie parfois.

Paradoxalement, alors que les techniques s'améliorent, que l'anesthésie et la prise en compte de la douleur n'ont jamais été aussi au point, pourquoi faut-il que le service rendu ne soit plus apprécié comme il le devrait ? Je voudrais ici tenter de rétablir la vérité du métier, essayer de montrer pourquoi nous allons vers une détérioration du recrutement, de la qualité et, à terme, du service rendu.

Bien sûr, il n'existe pas une mais plusieurs explications. La société évolue, plus hédoniste, plus protectrice, plus récriminatrice aussi. Il faut tenir compte du sacro-saint principe de précaution. A l'hôpital, mais aussi en clinique privée, cela conduit à la disparition du pouvoir médical, à la perte de la notion d'équipe et à la mainmise de l'administration. Les effectifs de celle-ci se sont d'ailleurs considérablement étoffés en trente ans, le nombre de chirurgiens d'un service comme le mien restant le même. Enfin, osons le dire, il faut compter avec la faiblesse des rémunérations ou, plutôt, des tarifs opposables fixés par la Sécurité sociale.

Cette faiblesse est très démotivante à une époque où les footballeurs, les acteurs, les dentistes et, parmi les médecins, d'autres spécialités gagnent beaucoup plus. Citons les radiologues, les cancérologues, les radiothérapeutes, les biologistes et les anesthésistes (données de la Caisse de retraite 2006).

Les 5 000 chirurgiens français font pourtant vivre des dizaines de milliers de gens. Beaucoup l'ont compris et en tirent profit, comme les sociétés propriétaires de cliniques, l'industrie des prothèses, les avocats qui s'enrichissent de toutes les affaires réelles ou supposées, le lobby des assurances pour qui ces mêmes affaires sont l'occasion d'augmenter le prix des cotisations (environ 10 000 euros de cotisation annuelle en France, contre 200 000 aux Etats-Unis) et d'engranger des bénéfices. Et les médias enfin, dont la chirurgie est une vache à lait avec ces classements des hôpitaux aussi stupides que réguliers. Un seul perdant dans tout cela : le patient.

LA FORMATION

Je n'insisterai pas sur la nécessité d'un apprentissage long. Il faut connaître l'anatomie "sur le bout des doigts", la pathologie, les indications dans chaque spécialité, maîtriser le geste chirurgical, l'indispensable rigueur du geste. En ambiance collégiale hospitalière, c'est là que l'on discute des indications, que l'on remet en question les techniques ou les stratégies, que l'on fait de la recherche. Cet apprentissage ne peut pas se faire dans la facilité : ce sont de longues heures de travail théorique et pratique, c'est le contact avec les patients de jour comme de nuit.

Les interventions sont enseignées en opérant, véritable compagnonnage indispensable, en double commande comme la conduite automobile. Ce que l'on sait moins, ce sont les difficultés du dialogue avec les blessés, psychiquement traumatisés, ceux qui sont culturellement différents, qui pratiquent d'autres langues que la nôtre. Et avec le public éduqué, les explications sont souvent aussi difficiles...

Pourrait-on faire l'économie de cette formation longue et créer, comme le proposent certains, des sortes d'officiers de santé qui réaliseraient certaines opérations répétitives ? Je ne le crois pas.

L'ÉQUIPE CHIRURGICALE

Une opération ressemble à une pièce de théâtre. Pour qu'elle puisse se dérouler, il faut un ensemble d'acteurs, de machinistes et de techniciens. J'énumère les conditions requises : un patient à jeun depuis plus de six heures, examiné par le chirurgien, souvent de façon collégiale en CHU, l'anesthésiste, qui l'a jugé "opérable", un bloc opératoire libre, stérile, des infirmières compétentes, une infirmière anesthésiste, sans laquelle l'anesthésiste refuse d'endormir sauf en cas d'urgence, et enfin, outre le chirurgien, au moins un aide et, pour les interventions plus difficiles, une instrumentiste.

Tout cela demande une coordination rigoureuse, quasi militaire, or c'est un peu chacun pour soi : le chirurgien, même lorsqu'il est chef de service, n'a aucun pouvoir. Chaque corps de métier possède ses règles de fonctionnement : les brancardiers, organisés en pool commun, ont un sens de la ponctualité variable ; les anesthésistes doi-

-vent travailler un nombre d'heures au-delà desquelles ils ont droit aux RTT. Ils fixent leurs horaires, décident vers 15 heures qu'il est trop tard pour faire descendre le malade suivant puisque cela les ferait sortir après 17 heures. Ils sont pour la plupart arrivés à 8 h 30, en décalage de 30 minutes avec l'infirmière anesthésiste.

Pour les infirmières de salle d'opération, nous avons pu obtenir certains progrès. Avant l'instauration des 35 heures, elles arrivaient toutes à 7 heures du matin : les interventions commençant au mieux à 8 h 30, cela faisait du temps non utilisé. Certaines décalent maintenant leurs horaires, permettant ainsi au bloc de tourner l'après-midi. Mais il faut bien reconnaître que le quasi-blocage des rémunérations lié aux 35 heures a eu des effets pervers sur ces emplois techniques, dont les effectifs sont insuffisants. L'un de ces effets est le recours de plus en plus habituel à l'intérim. L'intérim étant généralement assuré par des personnels qui cumulent avec un emploi statutaire dans une autre structure : mais que n'ai-je dit là ? C'est illégal même si tout le monde le sait ! Et tout cela parce que les heures supplémentaires étaient jusqu'à ce jour bloquées.

Comprenons-nous bien : nous ne mettons pas en cause la valeur des individus, ni leur compétence ni leur fiabilité, encore moins leur conscience professionnelle. Le problème est l'absence de notion d'équipe soudée autour du but commun. Chaque corps de métier obéit à ses propres règles, ses syndicats, sa logique, son organisation. Alors que c'est l'équipe tout entière qui gagne ou perd. C'est comme si une équipe de foot ou un corps de ballet voyait ses éléments changer à chaque match ou ballet. On imagine les performances !

En chirurgie, les conséquences sont surtout une perte de temps avec les dix acteurs concernés par l'acte opératoire au chômage technique parce que l'un d'entre eux manque à l'appel ou n'a pas fait son travail, parce que le brancardier, par exemple, n'a pas emmené le patient au bloc et que tout le monde attend. La solution consiste à imposer une autre organisation, un autre management et, surtout, à redonner du pouvoir au chirurgien.

En garde, c'est pire, les chirurgiens sont souvent jeunes, les anesthésistes qui travaillent en équipe ne sont plus affectés à une spécialité chirurgicale. Les cas bénins ne les intéressent pas, toutes ces fractures, ces plaies, ces bobos divers qui représentent la grande majorité des soins à donner et qui doivent être opérés en urgence. Ces cas "simples" peuvent, mal traités, représenter de véritables catastrophes individuelles : un tendon fléchisseur du pouce coupé chez un travailleur manuel peut l'obliger à changer de métier après six mois de convalescence et de rééducation.

(Le médecin urgentiste) Patrick Pelloux s'élève contre l'indisponibilité des services de chirurgie, alors que cela n'a souvent rien à voir avec les chirurgiens. C'est un problème de gestion de flux, de disponibilité des lits (l'administration), des blocs opératoires et des anesthésistes (département d'anesthésie), des instruments stériles (la pharmacie). Cette désorganisation organisée engendre des pertes de temps à répétition. Elle est vécue par le chirurgien comme vexatoire.

Des solutions, il y en a : je pense notamment à la possibilité de recréer la notion d'équipe. C'est ce que pourrait autoriser la nouvelle organisation en pôle si elle incluait l'équipe d'anesthésistes, dont le chef deviendrait le chef du pôle. Il faudrait aussi attribuer des primes à l'activité pour l'équipe tout entière. Une nouvelle directive, qui ne sera sans doute jamais appliquée, propose d'attribuer des primes d'activité aux chirurgiens seuls : magnifique machine à perdre dans l'ambiance hospitalière actuelle !

LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION

Une autre machine à perdre est l'application du nouveau principe de précaution. Ce principe, découvert par les administratifs après l'affaire du sang contaminé, a fait partie de tout temps de la formation chirurgicale. Il n'est pas une indication opératoire qui ne repose sur une évaluation aussi précise que possible des avantages, des risques. En pesant le pour et le contre. L'explication la plus précise doit être donnée au malade, le plus difficile étant de lui faire part de ce que nous ne savons pas. Les données sont statistiques, mais, pour un patient, le résultat - bon ou mauvais - sera, lui, à 100 %.

L'appropriation du principe de précaution par l'administration n'a qu'un seul but : se couvrir pour qu'un scandale ne soit plus de son fait. Cette "idéologie" de la précaution concerne tous les acteurs : pour le patient, c'est la liste exhaustive de tout ce qu'il risque, même si cela ne fait que l'effrayer, augmentant ainsi le risque anesthésique. Pour les jeunes chirurgiens, c'est la peur des rayons : tablier de plomb ; peur de l'hépatite. Mais le pire est sans doute la peur de l'échec. Or il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de chirurgie sans complications. Une ambiance de précaution absolue conduit à terme, soit à supprimer toute intervention réparatrice non vitale au prétexte qu'elle n'était pas indispensable, soit à employer des méthodes beaucoup plus radicales. Par exemple, amputer d'emblée un traumatisme grave de l'avant-bras ou de la jambe au prétexte que le membre n'était pas récupérable, la vérité étant que la tentative de conservation, beaucoup plus difficile techniquement, pouvait entraîner une longue chaîne d'ennuis dont le patient aurait à souffrir.

On nous reproche souvent de ne pas accepter l'évaluation. Mais la seule évaluation valable est celle que nous pratiquons et dont les résultats sont publiés et comparés dans la presse spécialisée. Elle est quantifiée en qualité de vie, reprise des activités, absence de réintervention, et ce pour une durée importante. Nous calculons aussi les durées de séjour, les seuils de douleur, l'indice de satisfaction, etc.

LA PRESSION FINANCIÈRE

On parle tous du trou de la Sécurité sociale. Sait-on la quantité d'argent perdu par une mauvaise organisation ? Nous avons déjà développé la perte que représente l'absence de fonctionnement d'équipe, la mauvaise coordination, la mauvaise gestion des équipements. D'autres gouffres financiers sont bien connus : c'est notamment le maintien, pour des raisons politiques, de petites structures dans de petites villes, parce que les administrés, manipulés par le maire, sont persuadés que parcourir 30 kilomètres pour aller se faire opérer est une perte de temps inouïe.

C'est un gâchis, car les grosses structures, renforcées de ces personnels, seraient plus efficaces. Les patients attendraient moins et pourraient rapidement retourner près de chez eux. Ils seraient accueillis dans l'hôpital de proximité dont le bloc opératoire a fermé, mais transformé en centre de convalescence ou de plus longs séjours pour personnes âgées dont la France manque cruellement.

Problème économique encore : la politique des marchés. Aujourd'hui, nous avons de nouveaux bistouris, de nouveaux champs opératoires : le "mieux disant" a obtenu le marché. Il a gagné. Le chirurgien ou le malade, pas toujours. Les nouvelles lames cassent plus facilement ou ne coupent plus après un passage. On en change donc deux fois plus souvent. Il en est de même des champs stériles qui ne résistent pas et sont troués. Tout le monde aura compris que cela n'entraîne pas de réelle économie.

Autre exemple récent, je demandais un clou d'humérus spécial (300 euros) qui permettait d'éviter, pour certaines fractures de l'épaule, de poser une prothèse (environ 2 000 euros). Comme le clou d'humérus était "au marché" à 180 euros, l'administration n'admettait pas de payer un clou plus cher. Il m'a fallu plus d'un an de lettres à la direction pour expliquer cela. Il est normal que l'Etat fixe des prix en fonction du service rendu. Mais, pour le reste, le produit implanté doit rester de la responsabilité du chirurgien, qui seul est à même, par sa formation, de juger de sa pertinence.

Une autre dérive économique, beaucoup plus grave celle-là, est la pression financière des établissements privés, de plus en plus souvent regroupés en grandes sociétés multinationales. Le besoin dans ces établissements de "faire du chiffre" peut conduire à des dérives incontrôlables. Le chirurgien est formé, comme nous l'avons dit, à n'opérer que lorsqu'il juge l'intervention inévitable. Mais quand on connaît la faiblesse des rémunérations, actuellement fixées par des organismes publics, quand on sait que les honoraires pour une prothèse de hanche (environ 490 euros) ou une appendicite (environ 120 euros) ont baissé en valeur constante depuis vingt ans, que sur ces sommes il devra payer son aide, sa secrétaire et, bien sûr, ses charges sociales et ses impôts, qui peut s'étonner des dépassements tarifaires ?

Dans les hôpitaux, où cette culture du tarif n'existait pas jusqu'à présent, on pourrait assister, avec le nouveau système du financement à l'activité, à ces dérives. Comment l'empêcher ? Une revalorisation significative des tarifs serait beaucoup plus efficace. L'économie réalisée par la limitation des actes inutiles viendrait vite compenser le surcoût.

J'ai essayé de démontrer la lourdeur de mon métier et l'angoisse qu'il génère, le temps passé et la difficulté d'en trouver pour communiquer. Cependant, je dirais qu'il vaut mieux un bon chirurgien taiseux qu'un communiquant incompétent. Le chirurgien est finalement un médecin comme les autres. Il doit assurer le même travail d'écoute, de décision, de suivi. Il doit être compétent et consciencieux. Il doit surtout arrêter de subir : il doit reprendre la main sur l'activité chirurgicale, redevenir le chef d'orchestre de son équipe. C'est comme cela qu'il restera disponible, efficace dans le système de santé français, l'un des meilleurs du monde.


Laurent Sedel est chirurgien. Hôpital Lariboisière (Paris). Directeur du laboratoire de recherche orthopédique du CNRS.

 

Laurent Sedel

Article paru dans l'édition du 13.11.07







Ma lettre ayant peu de chance d'être publiée par le Monde je préfère la mettre en ligne; après l'émotion des évènements partagés à travers les mots j'ai très vite compris pardonnez moi de vous le dire que vous étiez bien dans la lignée de celles et ceux qui ont ravagé ce métier et ce pour longtemps.

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