C'est un livre qui fait peur. On en connaît la trame: historien 
implacable de sa propre profession, Robert Badinter raconte comment le statut des Juifs élaboré par le régime de Vichy fut appliqué chez les avocats. C'est-à-dire comment cette profession symbole prêta sans sourciller la main à une infamie. Badinter ne plaide pas, sinon par la description retenue des faits. Aucune envolée, aucun effet dramatique: il explique, il détaille, il donne le contexte, recherche les raisons des uns et des autres. Il est même d'une honnêteté intellectuelle qui frise la désincarnation quand il entre, pour ainsi dire, dans les raisons de l'antisémitisme, rappelant ce qu'étaient les préjugés de l'époque, l'idée largement reçue qu'il y avait une «question juive», que la «surreprésentation des Juifs» dans certains métiers posait problème, que les «israélites» se soumettaient à une «double allégeance», bref, toute la batterie des idioties admises qui tendaient avant la guerre à faire de l'antisémitisme une opinion comme une autre.
En octobre 1940, donc, avant toute demande allemande, et à l'insistance du maréchal Pétain en personne, le régime de Vichy promulgue le «Statut des Juifs» qui transforme les membres de cette vieille communauté française en infra-citoyens. Comment cette loi d'indignité allait-elle être reçue chez les avocats, des hérauts des humbles, qui comptaient en leur sein quelques centaines de Juifs, et parmi ceux-là des vedettes du barreau, admirés, respectés, adulés par tout le Palais, comme Pierre Masse, Henri Torrès, Gaston Crémieux ou Théodore Valensi? Là, la honte nous saisit. Personne ne protesta. Personne. Pis, le Conseil de l'Ordre appliqua les règles d'exclusion sans états d'âme, comptant scrupuleusement le nombre de Juifs selon les critères définis par Vichy, établissant les listes des exclus et celles des dispensés, traitant chaque cas avec la méticulosité du juriste et l'indifférence de l'exécutant. Alors que, face aux mêmes injonctions, le barreau belge, par exemple, avait hautement protesté. Chez les Juifs, c'est l'effondrement. Républicains, patriotes, ces avocats installés dans la bonne société ne peuvent pas comprendre comment la France des Droits de l'Homme, du décret Crémieux, celle qui a réhabilité Dreyfus, sacré Zola et Proust, porté Léon Blum à Matignon, peut soudain se retourner contre ses fils d'une autre religion. Le 20 octobre 1940, Pierre Masse écrit à Pétain. «Monsieur le Maréchal, j'ai lu le décret qui déclare que les Israélites ne peuvent plus être officiers, même ceux d'ascendance strictement française. Je vous serais obligé de me faire dire si je dois aller retirer leurs galons à mon frère, sous-lieutenant au 36e régiment d'infanterie, tué à Douaumont en avril 1916; à mon gendre sous-lieutenant au 14e régiment de dragons portés, tué en Belgique en mai 1940; à mon neveu Jean-Pierre Masse, lieutenant au 23e colonial, tué à Rethel en mai 1940. Puis-je laisser à mon frère la médaille militaire gagnée à Neuville-Saint-Vaast, avec laquelle je l'ai enseveli? Mon fils Jacques, sous-lieutenant au 62e bataillon de chasseurs alpins, blessé à Soupir en juin 1940, peut-il conserver son galon?» Il faudra attendre la fin de 1942, les mesures imposées par les Allemands, le port obligatoire de l'étoile jaune et les déportations massives pour entendre des protestations. Mais alors, il est trop tard. Les mesures françaises ont préparé, facilité les décrets hitlériens. Les listes étaient prêtes, les esprits accoutumés, les policiers habitués. Les grandes rafles, les spoliations, les voyages sans retour, les coups des policiers de Bousquet sur les femmes et les vieillards, les enfants livrés par Laval suivent logiquement l'exclusion pétainiste. La barbarie succède à la demi-barbarie. Tout cela a bien sûr un écho contemporain, et c'est là que Badinter fait oeuvre de pédagogue du présent. Comment ne pas rapprocher les distinctions faites à l'époque de celles qu'on entend aujourd'hui? Le caractère «inassimilable» de certaines populations est aujourd'hui couramment avancé, non plus à l'égard des Juifs, mais des Arabes ou des Noirs. La différence entre les familles depuis longtemps établies et les immigrés de fraîche date fait aujourd'hui partie des fausses évidences, comme à l'époque. La «préférence nationale» était l'une des justifications officielles de Vichy, comme elle l'est pour le Front national, dont le score électoral est supérieur à ce qu'était celui de l'extrême droite avant-guerre. Ce parti prévoit aussi, comme Vichy, de promulguer des lois rétroactives retirant la nationalité française à certaines catégories. Bien sûr, il faudrait, pour que ces intentions se traduisent en actes, la «divine surprise» d'une catastrophe nationale, comparable à la chute de 1940, qui porterait les successeurs de Pétain au pouvoir. Nous n'en sommes pas là. Mais si c'est le seul obstacle à la renaissance de l'indicible, nous voici à moitié rassurés....
Laurent Joffrin