samedi 2 novembre 2013

Ecotaxe Ecomouv un contrat qui détruit des entreprises


MEDIAPART 31/10/13
• FRANCE
• ENQUETE
Le contrat insensé de l'écotaxe
31 octobre 2013 |  Par Martine Orange
Un contrat léonin souscrit au détriment des intérêts de l’État, des soupçons de favoritisme et de
corruption, la menace de 800 millions d'euros à verser en cas d'annulation, une taxe qui ne répond
pas aux objectifs de fiscalité écologique... La mise en place de l’écotaxe en France, imaginée et
portée par la précédente majorité, tourne au scandale d’État.
 

Qui a signé le contrat de l’écotaxe ? Au lendemain de l’annonce de la suspension de la taxe sur les
transports de poids lourds annoncés par Jean-Marc Ayrault, la pression politique monte au fur et à
mesure que le gouvernement révèle les termes du contrat de partenariat public-privé dans lequel il
se retrouve piégé. L’État devrait verser 800 millions d’euros de dédit à la société privée Ecomouv,
chargée de la mise en place de cette taxe, si jamais il revenait sur sa décision de l’implanter dans
les conditions arrêtées par le contrat. © reuters
800 millions d’euros ! La somme a sidéré l’ensemble des Français. « Il n’y a pas un scandale de
l’ écotaxe, il y a un scandale Ecomouv », a dénoncé Joël Giraud, député radical de gauche lors de
la séance des questions d’actualité. Le sénateur PS François Rebsamen demande une commission
d’enquête parlementaire pour mettre au clair les conditions d'attribution de ce partenariat publicprivé. Il avoue avoir des « doutes sur la création de cette société censée collecter l’écotaxe ».
Jusqu’alors déterminée à utiliser sur tous les tons politiques le thème du ras-le-bol fiscal, prête à
dauber sur le énième recul du gouvernement, la droite se tient silencieuse. C’est elle qui a
imaginé, porté, choisi les modalités de la mise en œuvre de l’écotaxe, accepté les termes de la
société Ecomouv. Même si le contrat a été officiellement signé le 20 octobre 2011 par le directeur
des infrastructures, Daniel Bursaux, la signature a été précédée d’un accord écrit de Nathalie
Kosciusko-Morizet, alors ministre de l’environnement, Valérie Pécresse, ministre du budget,
François Baroin, ministre de l’économie et des finances.
Mais, brusquement, les uns et les autres se dégagent de toute responsabilité. Tout semble s’être
passé ailleurs, sans eux. « Nathalie Kosciusko-Morizet a bien signé. Mais elle ne s’en est pas
occupée. Tout était déjà bouclé », assure sa porte-parole, éludant la question de savoir si elle
aurait pu remettre en cause le projet. « Moi, je n’ai rien signé. Le seul texte que j’ai approuvé est
le décret pour l’application de l’écotaxe, le 6 mai 2012 (le jour même du second tour de l’élection
présidentielle - ndlr) », semble presque se féliciter Thierry Mariani, alors ministre des transports et
normalement chargé de la gestion du dossier. Lui aussi dit qu’il n’avait aucun pouvoir de modifier
les choses, « tout avait été arrêté avant ».
Tous les regards se tournent vers Jean-Louis Borloo, qui a occupé auparavant le poste de ministre
de l’environnement. C’est lui qui a lancé l’écotaxe, seul résultat tangible du Grenelle de
l’environnement. Très bavard au lendemain de la révolte bretonne, critiquant la mauvaise gestion
gouvernementale, l’ancien ministre de l’environnement se tait désormais. Il n’a pas retourné nos
appels. Quant à Dominique Bussereau, ministre des transports qui a supervisé lui aussi le
lancement du projet, il a disparu des écrans radars.
Le jeu de défausse des responsables de droite traduit leur inquiétude. Les uns et les autres flairent
le danger. Tout est en place pour un scandale d’État. Car il n’y a pas que les 800 millions d’euros
de dédit qui sont hors norme. Des choix du contrat aux conditions d’implantation en passant par la
sélection de la société, tout a été fait dans des conditions extravagantes, au détriment de l’État.
Sous couvert d’écologie, le gouvernement de Nicolas Sarkozy et l’administration ont accepté des mesures exorbitantes du droit commun, allant jusqu’à revenir sur le principe républicain que seul
l’État perçoit l’impôt. Chronique d’un naufrage.
DANS L’OPACITE DU PPP
Cela n’a jamais fait l’objet d’un débat. D’emblée, il était évident pour Jean-Louis Borloo que la
mise en place de l’écotaxe se ferait dans le cadre d’un partenariat public-privé. « Il y a un
consensus dans la haute fonction publique sur ces contrats. Elle ne jure que par eux, avec
toujours les mêmes arguments. D’abord, le privé est toujours mieux et sait toujours mieux faire.
Et maintenant, l’État est ruiné. Il ne peut plus s’endetter pour mener les projets par lui-même.
Désormais, tout passe par les PPP. Cela a coûté dix fois plus cher, comme l’a démontré la Cour
des comptes, engagé la Nation et les finances publiques pour des décennies, et on continue.
Depuis dix ans, on est ainsi en train de découper tranquillement tous les biens publics pour
permettre à des privés de se constituer des rentes à vie », explique un ancien trésorier payeur
général.
Dans le cadre de l’écotaxe, un autre argument est ajouté : celui de la technicité. Il faut implanter
des portiques de détection, diffuser des équipements embarqués à bord des camions pour
permettre de les identifier, gérer les données, percevoir la taxe. Tout cela demande des
équipements, des hommes, des logiciels, des traitements de données. Qui mieux que le privé peut
gérer une telle complexité ? s’interroge le ministre de l’écologie, qui pas un instant n’imagine
faire appel à des prestataires de services au nom de l’État. Toute la charge doit être déléguée au
privé.
Il y a bien un problème, malgré tout. C’est la perception de l’impôt. Depuis la Révolution, l’impôt
ne peut être perçu que par l’État. Mais si le privé n’est pas assuré de mettre la main sur les
recettes, jamais il n’acceptera de participer au projet. Qu’à cela ne tienne, on habillera le procédé
d’un nouveau terme en novlangue : on parlera « d’externalisation de la collecte de l’impôt ». Une
grande première qui sera confirmée dans les articles 269 à 283 quater du Code des douanes.
Jamais l’État n’a confié au privé la perception des impôts. « C’est le grand retour des fermiers
généraux », dénonce Élie Lambert, responsable de Solidaires douanes, qui redoute le précédent.
Très tôt, le syndicat s’est élevé contre les conditions obscures et léonines de ce partenariat publicprivé en décortiquant avec précision tous les enjeux de ce contrat, mais sans rencontrer jusqu’à
maintenant beaucoup d’audience (lire ici son analyse). « Non seulement, ce contrat tord tous les
principes républicains. Mais il le fait dans des conditions désastreuses pour l’État. En exigeant
240 millions d’euros par an pour une recette estimée à 1,2 milliard d’euros, le privé a un taux de
recouvrement de plus de 20 %, alors que le coût de la collecte par les services de l’État, estimé
par l’OCDE, est d’à peine 1 %, un des meilleurs du monde », poursuit-il.
Soupçons de corruption
Dès le 31 mars 2009, Jean-Louis Borloo lance donc un appel d’offres pour la mise en place d’un
télépéage sur l’écotaxe, dans le cadre d’un partenariat public-privé. Mais il le fait dans le cadre
d’une procédure spéciale, uniquement possible pour les PPP : le dialogue compétitif. Cette
procédure, dénoncée par des parlementaires dès la première loi sur les PPP en 2004, permet tous les détournements de la loi. L’État et les parties privées ne sont plus tenus par rien, ni par le code
des marchés publics, ni par la loi Sapin. Les offres peuvent évoluer au gré des discussions. Une
solution proposée par un candidat peut être reprise par l’autre. Officiellement, cela permet à l’État
de garder la main sur toute la procédure et prendre les meilleures idées partout. Dans les faits, cela
peut donner lieu à tous les tours de passe-passe.
Vinci, premier groupe de BTP et premier concessionnaire autoroutier en France, qui était très
attendu, choisit de ne pas répondre à l’appel d’offres « jugé trop compliqué » selon un de ses
dirigeants. Trois candidatures demeurent : celle du groupe italien autoroutier, Autostrade, au
départ tout seul ; celle de Sanef, deuxième groupe autoroutier français contrôlé par l’espagnol
Abertis, accompagné par Atos et Siemens ; enfin un troisième consortium est emmené par
Orange. Les enjeux sont si importants qu’ils vont donner lieu à une bataille féroce.
SOUPÇONS DE CORRUPTION
Pierre Chassigneux© Dr
Le 13 janvier 2011, Pierre Chassigneux, préfet, ancien responsable des renseignements généraux,
ancien directeur de cabinet de François Mitterrand, devenu président de Sanef, écrit à Jean-Paul
Faugère, directeur de cabinet du premier ministre François Fillon. Il est inquiet. Par de multiples
bruits de couloirs, si fréquents dans l’administration, la même information lui revient : la
proposition de Sanef qui, jusqu’alors semblait en tête, est en train d’être distancée par celle
d’Autostrade. Celui-ci fait maintenant figure de favori.
Dans sa lettre, Pierre Chassigneux met en garde le directeur de cabinet sur la candidature
d’Autostrade, qui n’a aucune référence en matière de télépéage à la différence de Sanef. Il le
prévient aussi qu’au vu d’un certain nombre de distorsion dans l’appel d’offres, son consortium n’hésitera pas à porter le dossier devant le tribunal administratif. Son courrier est explicite :
« Ajouté au risque politique évident que présente déjà l’instauration d’une taxe poids lourds,
celui d’un cafouillage de mise en place dû à l’incapacité de l’opérateur choisi, additionné d’un
contentieux (…)  dont le résultat ne fait aucun doute, me paraît présenter une forte accumulation
de facteurs négatifs. » Il ajoute : « Le groupe est tout à fait prêt à s’incliner devant une offre
concurrente jugée meilleure, à condition que les règles de fair-play et de saine concurrence soient
respectées, ce qui n’est hélas ici manifestement pas le cas. »
Car le consortium emmené par Sanef a noté tous les changements intervenus depuis le dépôt des
candidatures à l’appel d’offres. Le groupe italien qui était tout seul au départ s’est « francisé » en
s’adjoignant le concours de la SNCF, Thalès, SFR et Steria comme partenaires très minoritaires
(Autostrade détient 70 % du consortium). De plus, l’État a introduit des critères très imprécis pour
évaluer les offres, comme celui de la crédibilité. Il a  aussi changé les critères du coût global de
l’offre. Enfin, le consultant extérieur, Rapp Trans, chargé d’aider l’État à évaluer les candidatures,
est aussi conseiller d’Autostrade dans de nombreux projets. Cela fait beaucoup de transgressions
par rapport aux règles usuelles.
Mais il y a un autre fait qui alarme Pierre Chassigneux. Des rumeurs de corruption circulent
autour de ce contrat. Sanef se serait vu conseiller d’appeler un grand cabinet d’avocats, rencontré
dans de nombreuses autres affaires, s’il voulait l’emporter. L’ancien directeur des RG décide
alors, comme cela a déjà été raconté par Charlie Hebdo et Le Point, de faire un signalement
auprès du service central de prévention de la corruption.
Tous ces faits ne semblent pas retenir les pouvoirs publics. Le 14 janvier 2011, le classement des
appels d’offres, signé par Nathalie Kosciusko-Morizet, est publié : Autostrade, comme l’a
annoncé la rumeur, est en tête. Sans attendre les deux mois de réflexion accordés par les textes, la
ministre de l’écologie choisit de retenir tout de suite l’offre du candidat italien.
Furieux, le consortium emmené par Sanef  dépose une requête en référé devant le tribunal
administratif de Cergy-Pontoise pour contester l’appel d’offres. Il reprend tous les griefs qu’il a
déjà relevés pour souligner la distorsion de concurrence. Une semaine après, le tribunal
administratif lui donne raison sur de nombreux points, notamment le changement de la
candidature d’Autostrade avec l’arrivée de la SNCF, le caractère discrétionnaire des critères, le
conflit d’intérêts avec le conseil de l’État, Rapp Trans, et casse l’appel d’offres.
Jean-Paul Faugère, directeur de cabinet de François Fillon © dr
Dans ses attendus, le tribunal administratif souligne notamment un point intéressant, celui du
prix : « L’État ne paierait pas le prix stipulé dans l’offre du candidat mais un prix qui se
formerait dans des conditions qu’il ne maîtrise pas et qu’un candidat peut, le cas échéant, manipuler ; que le critère du coût global a été privé de signification par le pouvoir adjudicateur
en introduisant la modification tendant à ne plus rendre comme objectif obligatoire le
pourcentage d’abonnés ; qu’ainsi des soumissionnaires tels qu’Alvia (nom du consortium dirigé
par Sanef) ont été défavorisés », écrivent les juges.
Sans attendre, Thierry Mariani, ministre des transports, fait appel de la décision du tribunal
administratif auprès du conseil d’État, au nom du gouvernement. Le 24 juin 2011, le conseil
d’État casse le jugement du tribunal administratif, déclare l’appel d’offres valable et confirme la
candidature retenue d’Autostrade. Ce jour-là, selon des témoins, Jean-Paul Faugère, ancien
magistrat au conseil d’État, serait venu exceptionnellement assister à la délibération.
Affaire d'Etat
Mais tout ce remue-ménage a laissé des traces. Au ministère des transports et de l’équipement
comme dans les milieux du bâtiment, on n’a guère apprécié les initiatives de Pierre Chassigneux.
D’autant qu’après avoir saisi la direction de la prévention de la corruption, il a aussi signalé le
dossier à la brigade de la délinquance économique. Dans le monde discret du BTP, ce sont des
choses qui ne se font pas. Et on le lui fait savoir. « On a fait pression sur moi pour que j’arrête.
Certains sont venus me voir en me disant de tout stopper, sinon (dixit) "des gens risquaient d’aller
en prison" », raconte Pierre Chassigneux aujourd’hui. Un de ses amis préfets, proche du pouvoir,
lui confirmera en juillet 2011 : « C’est une affaire d’État. »
Les représailles ne tarderont pas à son encontre. Dès le printemps, le milieu du BTP décide de le
rayer de la présidence de l’association des autoroutes de France qui lui était destinée. Plus tard,
profitant de ce que Pierre Chassigneux est atteint par la limite d’âge, l’actionnaire principal de
Sanef, l’espagnol Abertis, qui a aussi des liens étroits avec l’italien Autostrade – ils voulaient
fusionner en 2007, mais la direction de la concurrence européenne s’y est opposée –, optera pour
un candidat nettement moins turbulent pour le remplacer : il nommera Alain Minc.
Lorsqu’il était président de la commission des finances à l’Assemblée nationale, Jérôme Cahuzac
s’était intéressé aux conditions d’obtention du contrat de partenariat public-privé et avait
auditionné Pierre Chassigneux. Il y fera référence lors d’un débat à l’Assemblée sur l’écotaxe le
17 juillet 2012  : « La régularité des procédures qui ont suivi l’adoption de la loi a été contestée
devant les juridictions administratives. En première instance, l’appel d’offres qui avait attribué le
marché à une entreprise italienne aux dépens d’une entreprise française, la société des autoroutes
du Nord et de l’Est de la France, a été annulé. Le Conseil d’État a rétabli en appel la décision. Il
ne m’appartient pas de juger les raisons pour lesquelles la Haute assemblée a désavoué la
première instance, mais ceux qui s’intéressent à ce sujet seraient sans doute intrigués par
certaines des modalités qui ont présidé à cette conclusion », déclare-t-il alors.
Le ministère du budget, cependant, ne semble jamais s’être vraiment penché sur le sujet. Lorsque
Pierre Chassigneux s’est enquis des suites données au dossier, un conseiller lui a répondu que
c’était désormais dans les mains de la justice. Une enquête préliminaire avait été ouverte par le parquet de Paris. En juin 2011, le dossier a été
transmis au parquet de Nanterre, territorialement compétent. À l’époque, ce parquet est dirigé par
le juge Philippe Courroye.  Depuis, il n’y a plus aucune nouvelle sur le sujet.
UN CONTRAT EN OR
Au fur et à mesure des discussions avec l’État, le contrat de partenariat public-privé a beaucoup
évolué par rapport à ce qui était envisagé au moment de l’appel d’offres. De dix ans au départ,
celui-ci est passé à treize ans et trois mois. Comment ? Pourquoi ? Rien n’a été dit à ce sujet. Estce que cela seul ne remet pas en cause le contrat ?
Thierry Mariani© dr
Mais ce changement est tout sauf anodin : au lieu de 2,4 milliards, ce sont 3,2 milliards d’euros
qui sont promis à la société Ecomouv, société formée par le consortium dirigé par Autostrade.
Jamais l’État n’a signé un PPP aussi ruineux. À titre d’exemple, le contrat de PPP pour la cité
judiciaire de Paris, fortement contesté lui aussi, prévoit une rétribution de 3 milliards d’euros pour
Bouygues qui a gagné l’adjudication. Mais c’est sur une période de trente ans.
« Vous ne pouvez pas comparer la construction d’un bâtiment à un marché d’équipements où il
faut des investissements, des remises à niveau, du personnel », objecte Thierry Mariani. Parlonsen justement des équipements, des investissements. Sous prétexte qu’il s’agit d’un contrat privé,
peu de détails sont donnés. La société Ecomouv a pour mission d’assurer la surveillance de
quelque 15 000 kilomètres de routes nationales. Elle affirme avoir investi 600 millions pour
l’installation des portiques de télépéage, les boîtiers de géolocalisation, les logiciels. Un terrain a
été acheté à Metz auprès du ministère de la défense pour installer des centres d’appels.
Mais la société va aussi bénéficier de l’aide des douaniers, comme le confirme Élie Lambert de
Solidaires douanes : « Nous sommes dans une complète confusion des genres. D’un côté, cette
société va percevoir l’impôt, aura le droit de mettre des amendes, ce qui est aussi du jamais vu
dans l’histoire de la République. Mais de l’autre, les services de Douanes vont être requis pour
poursuivre et arrêter les contrevenants. C’est-à-dire que la tâche la plus coûteuse et la plus
difficile est mise à la charge du public, pour des intérêts privés. »
Côté recettes, l’État s’est engagé à verser 20 millions par mois à la société à partir du 1
er
 janvier
2014, quelle que soit la date de départ de l’écotaxe. « Il faut bien commencer à rembourser les
investissements et les frais financiers », a expliqué Michel Cornil, vice-président du groupement
au Figaro. Ecomouv n’a pas retourné nos appels. On comprend que la société soit impatiente de réaliser très vite des rentrées d’argent. Car tout son
montage financier repose sur une lévitation : une pincée de capital et une montagne de dettes.
Créée le 21 octobre 2011, juste après la signature définitive du contrat, la société dominée par
Autostrade – ils ont sept représentants sur dix – a constitué un capital de 30 millions d’euros. Pour
un projet évalué autour de 800 millions d’euros, c’est peu. Il est étonnant que cet aspect n’ait pas
attiré l’attention de l’État. Comment confier un tel projet à une société si peu solide même si elle a
des actionnaires puissants derrière elle ? Que se passe-t-il si tout dérape ? Qui intervient ? On
craint de connaître la réponse.
Dès la première année, compte tenu des pertes liées aux investissements de départ, elle n’avait
plus que 9 millions de capital. Depuis, à notre connaissance, aucune augmentation de capital n’a
été réalisée. En face, il n’y a que des dettes. Au 31 décembre 2012, la société avait déjà un
endettement de 300 millions d’euros. Selon ses déclarations, celui-ci s’élève à 485 millions
d’euros aujourd’hui.
L’effet de levier est donc gigantesque. Le financement est apporté par un consortium de banques
emmené par le Crédit agricole, les banques italiennes Unicredit et Mediobanca, la Deutsche Bank,
le Crédit lyonnais et la Caisse des dépôts. Le taux moyen est de 7,01 %. L’État, lui, emprunte à
2,7 %.
Goldman Sachs en percepteur ?
Le montage est conçu de telle sorte que la société qui va dégager une rentabilité hors norme – sur
la base des versements prévus, les investissements seront remboursés en moins de trois ans – ne
fera jamais de bénéfices. Enfin, officiellement. Ce qui lui permettra de ne jamais payer d’impôts.
Un comble pour celui qui se veut percepteur au nom de l’État.
Un alinéa prévoit que Autostrade est libre de revendre toutes ses actions après deux ans de
fonctionnement, après en avoir informé l’État qui n’a rien à dire sur le changement de contrôle,
selon les statuts de la société. Là encore, pourquoi l’État a-t-il consenti une telle libéralité ?
Compte tenu du dispositif, il n’est pas impossible que dans les prochaines années, Ecomouv
repasse, avec fortes plus-values à la clé pour ses anciens propriétaires, dans d’autres mains attirées
par cette rente perpétuelle. Un Goldman Sachs par exemple, qui prendrait ainsi un contrôle direct
sur les impôts des Français.
Curieusement, à entendre la société Ecomouv, elle n’a que des droits vis-à-vis de l’État. Il lui doit
800 millions de dédit si le contrat est cassé, 20 millions d’euros au 1
er
 janvier 2014, même si
l’écotaxe est retardée. Mais il n’est jamais évoqué ses propres engagements. Dans tout contrat, il
est normalement prévu des dates de mise en exécution, des pénalités de retard ou si les recettes ne
sont pas à la hauteur espérée, faute d’une mise en place satisfaisante. Dans celui d’Ecomouv, il
n’en est jamais question.
Les retards pourtant sont nombreux. L’écotaxe devait être mise en place en avril 2013 en Alsace
et en juillet 2013 dans toute la France. Cela n’a pas été possible. Ecomouv n’était pas prêt. Le
système technique était toujours défaillant. Comment se fait-il que l’État n’invoque pas des
pénalités de retard, des amendes pour manque à gagner des recettes, voire n’ait pas envisagé la mise en œuvre d'une clause de déchéance ? Faut-il croire que le contrat a été rédigé de telle sorte
que l’État soit dépourvu de toute arme ? Dans ce cas, qui a accepté de telles clauses ?
Fin octobre, le système de télépéage n’a toujours pas reçu l’attestation de validation par
l’administration. Cette attestation est espérée en novembre. De même, il était prévu afin que le
système de perception fonctionne bien que 800 000 abonnements de télépéage soient souscrits au
moment du lancement. Fin octobre, les abonnements ne dépassaient les 100 000. « La suspension
de l’écotaxe décidée par Jean-Marc Ayrault est une vraie bénédiction pour Ecomouv. Car il n’est
pas prêt pour entrer en service au 1
er
 janvier. Cela lui permet de cacher ses défaillances », dit un
connaisseur du dossier.
UNE TAXE QUI N’A PLUS D’ECOLOGIQUE QUE LE NOM
Il existe tant de problèmes autour de ce contrat de PPP que cela semble impossible qu’il demeure
en l’état. Mais le pire est que l’écotaxe, telle qu’elle a été conçue, ne répond en rien aux objectifs
d’une véritable fiscalité écologique souhaitée officiellement par l’État.
Lorsque Jean-Louis Borloo présente son projet d’écotaxe à l’Assemblée, le 17 juin 2009, le texte
est adopté à une quasi-unanimité. À droite comme à gauche, chacun se félicite de cette avancée
écologique. Chacun alors semble avoir compris qu’une nouvelle fiscalité écologique est en train
de se mettre en place sur la base du pollueur-payeur, et que les recettes vont servir au
développement des transports durables. Erreur !  Car le ministère des finances veille. L’écotaxe
pour lui, ce sont des recettes nouvelles pour remplacer les 2 milliards d’euros évaporés à la suite
de la perte des autoroutes, bradées au privé. Un moyen aussi de récupérer en partie la TVA sociale
que le gouvernement n’a pas réussi à mettre en place.
« Quand l’Allemagne a instauré une taxe sur les transports routiers, les élus alsaciens ont vu tous
les camions passer chez eux. Ils ont alors demandé l’instauration d’une taxe pour freiner les
nuisances et compenser les dégâts. L’idée a soulevé l’enthousiasme. Taxer les poids lourds était
une idée de financement qui circulait depuis 2000. Alors qu’il y avait des autoroutes payantes, les
routes nationales restaient gratuites. Pour les camions, c’était un moyen d’échapper aux taxes.
Dans l’esprit de Bercy, cette taxe devait être récupérée par les camionneurs et payée par les
consommateurs. Ensuite, on habillait tout cela de vert », raconte un ancien membre de cabinet
ministériel à Bercy. C’est bien cela qui s’est passé : on habillait de vert sur les routes gratuites
jusqu’alors.
Lorsque le Conseil d’État approuve le 27 juillet 2011 le schéma futur de taxation du réseau routier
soumis à l’écotaxe, il y a une première surprise : les autoroutes, principaux points de transit de
tous les transports internationaux, n’y figurent pas. Motif avancé par les intéressés : les camions
paieraient déjà la taxe au travers des péages. Dans les faits, ils ne paient rien du tout. Les sociétés
privatisées d’autoroutes reversent juste une redevance d’utilisation du domaine public. Alors que
la Cour des comptes dénonce l’opacité des tarifs et l’enrichissement sans cause des sociétés
d’autoroutes, la redevance n’a jamais été réévaluée depuis leur privatisation : elle est de 200
millions d’euros par an pour 7,6 milliards de recettes en 2011. Le gouvernement vient de
l’augmenter de 50 % pour la porter à 300 millions d’euros. « Ne pas inclure les autoroutes, c’est donner une super-prime au privé. Tout est fait pour créer un
effet d’aubaine et ramener du trafic sur les autoroutes privées, au détriment de l’État et des
principes écologiques », dénonce Élie Lambert.
Mais il n’y a pas que cela qui choque dans le schéma retenu. La Bretagne, qui n’a aucune
autoroute payante, se voit imposer une taxation sur l’essentiel de son réseau routier. Comme le
relevait un excellent billet de blog sur le sujet, l’Aveyron, grand lieu de passage de camions s’il en
est, se voit taxé en plusieurs endroits. En revanche, a pointé le député Joël Giraud, toutes les
routes nationales empruntées par les camions entre la France et l’Italie, et qui sont un cauchemar
pour certains villages, n’ont aucun portique de taxation. « Nous sommes dans un scandale absolu.
Cette taxe qui devait servir à limiter les transports internationaux, réduire les nuisances, a été
conçue et détournée de telle sorte qu’elle va en fait être payée par les seuls transporteurs locaux,
tandis qu'une partie des transports internationaux en seront exemptés. Une fois de plus, le monde
politique et le monde administratif tuent le pays réel », accuse Jean-Jacques Goasdoue, conseiller
logistique.
La fureur des clients et des transporteurs est d’autant plus grande qu’ils se sentent totalement
piégés. Dans cette période de crise, alors que la pression des clients et en particulier de la grande
distribution est très forte, ils ne peuvent pas répercuter la taxe qui varie entre 3,7 % et 4,4 % en
moyenne, quelle que soit la valeur de la marchandise transportée, et qui va venir s’ajouter au prix
de transport. Autant dire que pour nombre d’agriculteurs et de transporteurs, c’est leur marge qui
risque de disparaître dans cette taxe.
Le pire est qu’ils n’ont aucun choix. Depuis l’annonce de l’écotaxe en 2009, rien n’a été fait pour
développer des transports alternatifs, mettre en place des solutions de ferroutage, de transport
multi-modal. La faillite de la SNCF en ce domaine est pointée du doigt. « Nous sommes en
matière de transport ferroviaire dans une situation pire qu’en 2007. Alors que le fret en
Allemagne ne cesse de se développer, chez nous il régresse à vue d’œil », accuse Jean-Jacques
Goasdoue. « En 2008, il y avait eu un accord entre Sarkorzy et Pepy (président de la SNCF). Le
gouvernement aidait la Sncf à conforter son pôle marchandise, en regroupant le fret et les
transports routiers sous l’enseigne Geodis. Geodis a été confié à Pierre Blayau. Ce président qui
a déjà ruiné Moulinex dans le passé est en train de ruiner Geodis. Sous sa présidence, le fret n’a
cessé de régresser. Il a supprimé le transport wagon par wagon, fermé certaines gares de triage.
Il a été incapable de mettre en place une offre sur les grandes lignes, d’aider au développement
du transport multi-modal », poursuit-il.
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Aucun changement ne se dessine. Les 750 millions d’euros de recettes que l’État est censé
percevoir par le biais de l’écotaxe doivent normalement servir à l’amélioration des infrastructures
de transport. C’est l’agence de financement des infrastructures de transports qui a la responsabilité
de gérer cet argent. Une agence parfaitement inutile, a dénoncé la Cour des comptes, mais qui a
tenu lieu de sinécure pour certains : Gérard Longuet puis Dominique Perben, ancien ministre des
transports, en ont eu la présidence depuis sa création en 2005. C’est le maire de Caen, Philippe
Duron, qui la dirige depuis novembre 2012.
Cette agence n’a aucun pouvoir de décision. Elle ne fait que verser l’argent à des projets qui ont
été sélectionnés ailleurs. Dans son rapport sur le sujet, le député UMP Hervé Mariton ne cachait
pas quelle serait la principale utilisation de cet argent : tout devait être fait pour conforter l’offre
routière et autoroutière française. Pas étonnant que la fédération des travaux publics ait été la
première à s’émouvoir de la suspension de l’écotaxe. Elle devrait être la première bénéficiaire de
cette manne. Cette fédération est dominée par les grands du BTP, qui (hasard...) sont aussi, à
l’exception notable de Bouygues, les grands bénéficiaires de la privatisation des autoroutes.
Pour l’avenir, Bercy a déjà un schéma tout arrêté sur le futur de l’écotaxe. « Dans l’esprit des
finances, il est évident que les recettes de l’écotaxe sont appelées à augmenter. En fonction de son
acceptabilité, il est possible de jouer sur différents leviers : son taux, son périmètre – on peut très
bien imaginer inclure certaines départementales dans la taxe – et son assiette. Pour l’instant, la
taxe est payée par les camions au-dessus de 3,5 tonnes, mais il est possible d’abaisser ce seuil,
d’aller jusqu’aux fourgonnettes », dit cet ancien haut fonctionnaire des finances. Un vrai projet
écologique !

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