jeudi 1 avril 2021

Walter Benjamin

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Les éditions du Seuil ont confié à Edwy Plenel le soin d’introduire un livre consacré à Walter Benjamin, Le Chemin de Walter Benjamin, écrit par Lisa Fittko et traduit de l’allemand par Léa Marcou.

C’est une décision trouble à plusieurs niveaux : d’une part parce qu’Edwy Plenel s’abrite derrière Walter Benjamin pour glisser sa haine contre Israël ; d’autre part parce que cette récupération intellectuelle dévoie le texte de Lisa Fittko qu’elle prétend introduire ; enfin cette préface constitue un geste obscène à l’égard de la traductrice, Léa Marcou, sœur aînée de Samuel Sandler dont le fils et les deux petits-fils ont été assassinés par Mohamed Merah à Toulouse le 19 mars 2012 dans l’école Ozar Hatorah.

Le livre de Lisa Fittko, née Elisabeth Eckstein (1909-2005), est, lui, admirable et constitue un témoignage essentiel sur la résistance à la montée du nazisme de certains intellectuels allemands cherchant à passer en Espagne pour se sauver. Cet essai autobiographique avait déjà été publié en 1987 par les éditions Maren Sell, avec pour titre Le Chemin des Pyrénées. En 1933, la victoire du nazisme oblige Lisa Fittko, militante antifasciste, à quitter l’Allemagne. C’est à Prague en 1933 qu’Elisabeth rencontre Hans Fittko, journaliste allemand antinazi qu’elle épouse. Arrivée en France en 1939, Lisa Fittko est arrêtée au cours de la rafle des femmes indésirables le 15 mai 1940 (visant des réfugiés républicains espagnols, allemands antinazis, juifs allemands devenus apatrides). Elle est internée au camp de Gurs, où elle retrouve son amie Hannah Arendt. Elle s’en échappe en juin et retrouve son mari à Marseille. Cherchant à fuir en Espagne, elle se rend à Banyuls-sur-mer et contribua à créer, à la demande de Varian Fry (un journaliste américain antinazi) la filière « F » (pour Fittko), un réseau de passage vers l’Espagne qui va permettre de sauver plusieurs centaines de personnes jusqu’au printemps 1941. C’est dans ces circonstances que Walter Benjamin va rencontrer Lisa Fittko. Il sera le premier à passer la frontière grâce à cette filière, mais se suicide à Portbou le 26 septembre 1940. Lisa Fittko s’installe aux États-Unis en 1948 où elle s’éteint à Chicago en 2005.

Ses mémoires, rédigées en allemand, ont été traduites en français, en anglais, en espagnol, en portugais, en italien et en japonais. En 1998, un film documentaire Lisa Fittko: But We Said We Will Not Surrender lui a été consacré.

« Quel rapport y a-t-il entre la vie de Benjamin toute entière construite autour de l’étonnement politique, esthétique, des choses humaines, leur beauté ou au contraire leur laideur triomphante en 1940 et l’usage qu’en fait Plenel ? »

Quelle est la part juive de Walter Benjamin, dans la construction de son œuvre ? En constitue-t-elle la matrice invisible ? Son lien avec Gershom Scholem, rapporté dans Histoire d’une amitié (Calmann-Lévy, 1981) aide à comprendre cette effervescence intellectuelle. Nulle part, bien au contraire, y trouvera-t-on une hostilité au judaïsme ou au projet sioniste. Quel rapport y a-t-il entre la vie de Benjamin toute entière construite autour de l’étonnement politique, esthétique, des choses humaines, leur beauté ou au contraire leur laideur triomphante en 1940 et l’usage qu’en fait Plenel ? En 1994, l’artiste israélien Dani Karavan a réalisé un extraordinaire mémorial en l’honneur de Benjamin à Portbou. Un tunnel de métal plonge vers la mer où bouillonnent les vagues, comme une sorte de métaphore pour une vie sans issue à cet instant précis de l’histoire.

Sur son blog le 4 septembre 2020, Plenel écrit : « Voici un livre qui convoque un passé plein d’à présent. Ce sont les souvenirs de la résistante allemande antinazie Lisa Fittko qui, avec son mari Hans, organisa une filière d’échappée en 1940-1941 de France en Espagne que Walter Benjamin fut le premier à emprunter. Nous rappelant que les frontières sont faites pour être traversées, sa réédition, dont j’ai été l’artisan grâce à Maurice Olender, est un acte d’engagement ».

Dans sa préface, Plenel présente l’histoire de Benjamin à Portbou comme une irruption symbolique de ce passé dans notre présent. Benjamin fuyait le nazisme comme aujourd’hui des milliers de migrants fuient leurs pays au risque de se noyer en Méditerranée. Une grande partie de sa préface rappelle et rend hommage à tous ceux qui, comme Lisa et Hans Fittko, furent les inlassables combattants de la peste nazie qui s’abattait sur l’Europe, cependant le souci de faire parler le passé pour comprendre le présent finit par mettre en parallèle des situations qui ont peu de choses à voir avec le combat antinazi. En convoquant Michel Warschawski, Elias Sanbar, Mahmoud Darwich et Stéphane Hessel, tous ardents militants propalestiens, Plenel induit de manière subliminale l’idée que les Palestiniens seraient aujourd’hui les fuyards juifs d’hier. Le lecteur n’aura pas un long chemin à parcourir pour deviner qui sont les nazis d’aujourd’hui. Pour « sauver Israël de la course à l’abîme où l’entraînent des pouvoirs nationalistes et racistes, expansionnistes et guerriers », c’est autour du « sort inique fait au peuple palestinien […], telle une ombre jetée sur le monde par la catastrophe européenne ».

« En rendant hommage à tous les damnés de la terre, Plenel mélange les moments et rend inintelligible passé et présent. »

Quel rapport cela a-t-il avec le récit de Lisa Fittko et le destin de Benjamin ? Quelle est la parenté des situations ? Les Palestiniens seraient-ils victimes d’un projet d’extermination mis au point par Israël ? En rendant hommage à tous les damnés de la terre, Plenel mélange les moments et rend inintelligible passé et présent. En utilisant le passé pour commenter le présent, il camoufle le réel et inscrit Benjamin dans une pensée qui lui aurait été totalement étrangère. Plenel n’en est pas à un coup d’essai. En détournant un titre d’Émile Zola pour l’adapter au présent, Plenel signe dans Pour les musulmans la matrice de la pensée actuelle nommée indigéniste ou décolonialeL’islamo-gauchisme n’est pas encore identifié comme une idéologie active dépourvue de maître à penser. Plenel va combler cette absence.

De la Ligue communiste à Tariq Ramadan ou à Houria Bouteldja, le saut pourrait paraître énorme, il ne l’est pas pour Joseph Krasny alias Edwy Plenel qui signait dans Rouge l’éloge du Septembre noir après l’attentat des Jeux olympiques de Munich en 1972. Les musulmans seraient en France victimes d’un racisme d’État structurel, commun à la droite de Sarkozy et à la gauche socialiste version Manuel Valls. Ces responsables politiques maintiendraient vivantes à l’intérieur de l’hexagone des catégories de pensée qui sentiraient bon du temps des colonies. En filigrane de cette filiation se déploie une autre mécanique idéologique développée par un grand ami de Plenel, Edgar Morin, qui écrivait aux côtés de Danièle Sallenave et de Sami Naïr le 3 juin 2002 dans Le Monde : « C’est la conscience d’avoir été victime qui permet à Israël de devenir oppresseur du peuple palestinien. Le mot “Shoahˮ, qui singularise le destin victimaire juif et banalise tous les autres (ceux du goulag, des Tsiganes, des Noirs esclavagisés, des Indiens d’Amérique), devient la légitimation d’un colonialisme, d’un apartheid et d’une ghettoïsation pour les Palestiniens […] Les juifs d’Israël, descendants des victimes d’un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens. Les juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens. Les juifs qui furent victimes d’un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les juifs victimes de l’inhumanité montrent une terrible inhumanité ».

La boucle est bouclée et il faut énoncer ici les prolongements de ce mouvement. C’est dès les années 2000, à l’occasion de la seconde intifada, qu’on a vu en Europe, dans les manifestations en faveur de la Palestine, ces banderoles mettant un signe = entre la svastika et l’étoile de David. En glissant entre les lignes de sa préface qu’Israël serait devenu cet objet indigne, Plenel s’engage dans une forfaiture commise à l’ombre de Walter Benjamin et de Lisa Fittko. Sait-il seulement que Lisa et son mari sont allés recevoir la médaille des Justes remise en Israël à Hans Fittko ?

« Voilà une bonne intention, rééditer le texte de Lisa Fittko sur les derniers jours de Walter Benjamin, saccagée par une obsession idéologique : la haine d’Israël. »

Qu’auraient pensé Lisa Fittko et Léa Marcou d’une telle préface ? Elles ne sont plus là pour nous le dire. Léa Marcou était partie vivre en Israël sitôt à la retraite. Elle y est décédée à Jérusalem en 2016.

Comment, au Seuil, a-t-on eu l’indécence de s’adresser à Samuel Sandler pour connaître les droits de la traduction de sa sœur ? Comment a-t-on pu ne pas tenir compte de ce que Samuel Sandler avait vécu en 2012 ? Comment a-t-on pu oublier les mots de Mohamed Merah après avoir assassiné le fils et les petits-fils de Samuel Sandler ? « Pour venger des enfants palestiniens… » Quand Samuel Sandler s’adresse à Maurice Olender, directeur de la collection au Seuil, pour déplorer la virulence des passages anti-israéliens et demande qu’ils soient retirés, Olender présente une réponse pleine d’une apparente compassion, mais ne change rien au texte.

Comment penser cette histoire ? Voilà une bonne intention, rééditer le texte de Lisa Fittko sur les derniers jours de Walter Benjamin, saccagée par une obsession idéologique : la haine d’Israël. Cette obsession vient, une nouvelle fois, brouiller l’esprit de tant de personnes supposées être inspirées par le souci du bien et de la justice.

 Le Chemin de Walter  Benjamin de Lisa Fittko, traduit par Léa Marcou
Préface Le présent du passé par Edwy Plenel
Le Seuil, Septembre 2020, 24€


Illustration : Le Chemin de Walter Benjamin de Lisa Fittko

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